Dryantillus ▬ Le rêve du marcheur venu du Nord

→ Ce que je pense de Pompéi
Après seulement sept jours ici, je n'ai pas encore eu le temps de me faire un avis sur Pompéi. C'est une bien grande ville en comparaison de là où je viens. Mais les rues sont étroites, et donnent l'impression que l'on se marche tous sur les pieds. L'odeur n'est pas terrible. Les gens ne m'ont pas l'air ni pires, ni meilleurs qu'ailleurs que ce soit. Ils sont seulement plus riches. Dans cette région que j'explore depuis quelques mois, on parle beaucoup de cette cité. Beaucoup d'agitation, beaucoup de bruit, pour pas grand chose. Néanmoins, les étrangers tels que moi ne m'ont pas l'air d'être très remarqués et décriés. Peut-être un bon point.

→ Ce que je pense de la politique
Je n'ai pas assisté au moindre débat, je ne me suis tenu au courant d'aucun vote, me contentant pour l'instant de savoir s'il était possible que je me trouve une place dans la ville. Et puis, en tant qu'étranger, loin d'être de famille noble, et loin d'avoir la fortune pour prétendre avoir plus de droits que le strict minimum, je ne pense pas que les affaires de la ville soient de mon ressort. Je me contente de tendre l'oreille, savoir ce qui se dit, ce qui se fait, et respecter les lois pour ne pas me faire remarquer.

→ Ce que je pense des jeux
J'y ai assisté de nombreuses fois, aux jeux. C'est un passage obligé dans chaque ville que j'ai visité. J'aime constater les petites différences que l'on peut trouver d'une cité à l'autre, et qui est le champion de quelle ville. C'est amusant, distrayant, et j’apprécie l'ambiance dans les gradins, que ce soit du côté du peuple, des parieurs, des bagarreurs ou des enfants. Je regrette parfois de ne pas avoir la carrure d'un gladiateur -je suis trop maigre et sec pour soulever une hache en plus de porter une armure.

→ Mes souhaits, mes rêves, mes ambitions
Si je voyage de ville en ville, sans jamais trouver ma place ou que ce soit, c'est bien parce que je ne sais pas comment envisager mon avenir. Je ne me sens jamais chez moi, qu'importe la ville, le village, les habitants. Je ne m'attache jamais vraiment beaucoup, je ne me passionne pour rien ni personne. Ce n'est malheureusement pas un choix de vie. C'est une sensation, étrange, profonde, qui nécessite que j'erre dans l'Empire afin de trouver ma place, quelle qu'elle soit. Une recherche de l'instant où je me dirais enfin "ici est ma maison". De fait, je vis sans ambition plus originale que celle d'un jour connaître la grandeur, que ce soit au sein d'une ville ou simplement d'une famille.

→ Ma pire crainte
Le dernier de mes souhaits serait d'avoir à retourner dans la ferme qui a été mon foyer durant les vingt premières années de ma vie. Un lieu que j'ai fui car il m'étouffait, car je n'y était pas plus à ma place que n'importe où dans ce pays. Même là bas, après des années d'absence, je ne serais qu'un étranger, comme partout dans le pays. Devoir me résigner à retourner à la maison serait plus qu'un échec.

→ Heureusement, les Dieux veillent sur moi.
Les dieux sont ma seule compagnie durant mon voyage. je ne peux compter que sur eux pour me guider, et me protéger. J'ai la conviction, inébranlable, qu'ils existent. Je prie souvent. Minerve, déesse de la sagesse, est celle à qui je m'adresse le plus souvent.

Boscoréale. J’ouvre les yeux dans cette cité proche de Pompéi, dans cette petite chambre où il y a à peine la place pour marcher. Le Soleil n’est pas encore levé. Ou bien est-ce que le fait que cette chambre n’ai pas de fenêtre qu’il m’est impossible de le voir. Quelque soit l’heure qu’il est, c’est le moment idéal pour m’en aller de ce trou à rats que le propriétaire ose nommer une auberge. « C’est ça ou rien, étranger. » Un lieu pour voyageurs tenu par un homme qui ne supporte pas les étrangers. Le paradoxe qui m’a mené à la conclusion que je ne m’attarderais pas dans cette ville. Mon sac fut vite prêt ; il ne contient que quelques pièces constituant les restes déprimants de la paye que j’avais reçue à Naples pour mes talents de mosaïste, une tenue de rechange, du pain et de l’eau. Le minimum indispensable, rationné et économisé au possible.

Je dis « mosaïste », mais il n’en est rien. Je sais faire une multitude de choses, je n’ai pas encore décidé dans quel domaine j’excelle. J’ai forgé une semaine, alors aux yeux des gens j’étais forgeron. J’étais bon. J’ai chassé deux semaines, alors on me disait chasseur. J’ai été boulanger, boucher, barbier, poissonnier, potier, simple ouvrier…

Je ne suis qu’un garçon de ferme possédant dix doigts, et sachant s’en servir. Et j’apprends vite. Très vite. Il n’y a que dans le travail de la terre que je ne suis bon à rien. Sûrement par mauvaise foi. Je n’ai jamais trouvé d’intérêt à m’occuper des champs comme mon paternel aurait aimé que je le fasse, prenant la relève à la tête de la famille et de la ferme dans notre plaine Venestiale. Je suis parti pour cette raison. Parce que la déception de mon père était d’une grandeur inconcevable, visible dans son regard à chaque fois qu’il se posait sur moi, le fils indigne que j’étais. « Mon premier fils... » disait-il dans un souffle lourd de sens après chaque sermon. J’étais celui dans lequel tout père met ses plus grands espoirs. Je ne pouvais souffrir plus longtemps d’être devenu un paria dans ma propre famille. Les soupirs de plus en plus exaspérés de ma sœur favorite. Les railleries de mes jeunes frères. C’était il y a dix ans. Depuis, je n’ai revu aucun de mes sept frères et sœurs. Je n’ai pas fondé de famille, pas acheté de maison. Je vais de ville en ville, vers le sud.

L’attachement, la stabilité me manquent, c’est vrai. Mais je suis encore incapable de rester en place, pas plus de quelques mois. Je me suis arrêté à Florence, un jour. Le premier avant 364 autres jours. Mon seul long séjour. J’ai été retenu par ce qui fait défaut à tous les hommes : une femme. Une esclave à qui j’avais juré, par amour, que je réunirais la somme pour la racheter et lui rendre sa liberté. C’était une belle femme, s’il en est. Caractérielle, aussi. « T’es pas bavard, toi » avait-elle dit sèchement lors de notre rencontre dans un marché. J’aimais le fait qu’elle ne me demandait jamais de parler. Je suis Spurius Dryantillus Tacitus, le silencieux, et je ne le suis pas pour rien. Je ne parle que quand je le veux, et c’est une chose assez rare. Des jours peuvent passer. Je ne dévoile mes pensées qu’à quelques personnes, et je ne supporte pas qu’on les exprime à voix haute à ma place si on les devine. Elle respectait cela. Je n’ai pas tenu ma promesse envers elle. Je n’en ai pas eu le temps. La belle a été achetée avant que je n’ai réuni la moitié de la somme nécessaire. Nous ne nous sommes pas dit au revoir. Nous ne nous sommes jamais revus. J’ai fini pour l’oublier. Sûrement elle aussi.

J’aurais pu rester à Rome aussi. Tout comme Verone, Ancone, Naples… Sans compter les villages entre chaque grande cité. Toutes ces escales auraient pu être la dernière. A 27 ans, les gens normaux sont mariés, ont un enfant, ou deux. Ils tiennent un commerce ou font de la politique. Mais je n’ai pas encore trouvé ma place. Je sens que quelque chose me manque. Quelque chose qui fait de moi quelqu’un d’incomplet et incapable d’être heureux.

Mon paquetage en bandoulière, je laisse de quoi payer mon court séjour sur le comptoir de l’auberge. Sur la route pavée, un vieillard accepte de me prendre dans sa charrette. Je quitte Boscolréale, direction Pompéi. « Une belle ville, que c’est. Vous allez vous y plaire. » Nous passons ensemble les imposantes frontières en pierre, nous frôlons les murs de pierre jusqu’à une place où l’homme décide de me déposer. Il s’en va, sans demander son reste. Pompéi m’accueille sans y mettre les formes, avec son bruit, ses odeurs, ses villas et ses monuments. Ses femmes. Une femme. Une silhouette, inconnue, aperçue de loin. Un rire cristallin. « Hé, mon garçon ! Reste pas au milieu de la rue comme ça, t’es pas tout seul. » La voix me toise. Il dépose un sac de pierres brillantes dans chacune de mes mains et me fait avancer vers une joaillerie. « Rends-toi utile. » Pompéi a sa manière propre de dire « bienvenue ».