Il se leva.
La nuit était encore pleine de cet air bon à respirer, et bon pour l’esprit.
Il n’y avait pas un bruit dehors.
Il y avait quelque chose qui cherchait à émerger de sa conscience.
Il inspira.
Depuis des années, Lucius s’était accoutumé à cette folie passionnelle, qui l’obligeait à se lever la nuit et à garder un regard fixe le jour. En permanence, le silence.
Lucius était un homme qui vivait ailleurs.
Et souvent, il avait l’impression d’avoir ainsi vécu toute sa vie.
Dans sa tête, la fureur. Fureur des édifices pas encore concrets, pâte obscure, qui ne cessaient de se modeler et de se démodeler, vivants à la manière d’un serpent qui déroulait ses anneaux. Fureur de son esprit qui en voyait jaillir, encore et encore, et une colonne, et un arc, qui n’existaient pas encore, bien sûr, qui n’étaient qu’en lui-même pour l’instant, qu’il abritait comme on abrite un fœtus, mais qui plus tard serait extirpés de l’abîme de sa conscience pour tendre vers l’éternité !
Il connaissait la fureur nostalgique, aussi.
Il se nourrissait des souvenirs comme on nourrissait les athlètes de viande.
Et la fureur le grisait.
Ce bonheur-là lui donnait souvent envie de rire, mais ne sortaient que des larmes amères.
Souvent, sa vie droite et rectiligne lui faisait penser au plan d’une ville romaine, avec un cardot, un decumanus, et un forum, tout au centre de la cité, au croisement des deux axes, qui se tenait là, flamboyant et immobile, irradiant et dirigeant tout de sa grandeur immortelle.
Le premier axe, ç’avait été l’enfance. Classique et douce.
Elle lui faisait penser aux marches d’un théâtre, un théâtre bâtit
ex nihilo, où on gravissait les marches une à une, doucement, content de son effort, grisé par son succès facile.
On nait toujours deux fois. La première fois, c’est la naissance de l’être physique ; c’est le premier cri qui sort des jeunes poumons qui n’ont pas connu l’air, et qui se sentent lavés tout à coup ; c’est le nourrisson qui vient au monde. Cela, c’est celle que tout le monde connaît, et c’est celle qui est pareille pour tout le monde.
Son père avait été un grand soldat. Il aimait la patrie, les jeux, l’honneur et le contact humain. Un été, il s’était absenté plus longtemps que les autres, et on avait finit par informer sa mère qu’il était mort au combat. Lucius était jeune, encore. Quel âge ? A peine quinze ans. C’est flou, d’avoir quatorze ou quinze ans. On disait à Lucius que c’était un homme qui aimait vivre, et qui était un modèle, mais le jeune adolescent ne l'avait pas connu assez bien pour qu'une plaie dans son coeur se forme à sa mort.
De son père, il ne lui restait rien d’autre qu’un nom, des histoire, et Loreia. Le nom était froid, comme une ombre distante ; les histoires pouvaient être enjolivées – et les dieux savaient que Lucius avait une sainte horreur du mensonge d’autrui ; Loreia était vivante, bien vivante, bien belle, et son rire réchauffait le cœur de Lucius comme une promesse longtemps attendue, faite sous un bel arbre, un matin d’été. Mais Loreia n’était que sa demi-sœur, sa sœur illégitime, la fille d’une élite patricienne, aussi. Alors, Loreia et lui n’avaient jamais été traités d’égal-à-égal, et leur lien de parenté ne pourrait pas être reconnu – ce serait bien trop humiliant pour elle.
Loreia avait été l’étincelle qui brillait au fond du chemin, au bout du decumanus bien droit et net.
Sa mère avait été une femme impatiente, qui aimait les crises de colères. Elle avait des cheveux noirs, des yeux d’olives, et elle se mettait souvent hors d’elle. Il la voyait peu ; il l’aimait beaucoup.
De sa mère, il lui restait une peur de petit garçon au creux du ventre – tout au fond – une capacité à endurer toutes les folies, et des histoires fantastiques et formidables, rangées sagement dans un coin de sa tête. De sa mère, il avait gardé le service immense qu’elle lui avait rendu – parce que cette femme, malgré la maladie qui la rongeait et la fureur dans son sang, elle avait tenu à lui accorder l’éducation. C’était une femme très manichéenne, aussi, cette femme qui l’avait élevée, très portée sur l’idée que le mal était irrécupérable, que le mauvais était mauvais et que le bon était bon.
Il avait des amis, il se souvient. Ca n’était jamais les mêmes ; c’était des étrangers qui lui faisaient confiance et avec qui on entamait des courses endiablées jusqu’à la nuit. Le gamin qu’il avait été, qui avait eu des camarades et une vie où l’on ne se souciait de rien, il lui paraissait lointain, lointain, lointain… L’enfant d’autrefois lui paraissait comme un étranger, qui – à la différence du cas de beaucoup d’êtres – ne s’était pas endormi en lui pour ressurgir parfois, mais s’était bel et bien évaporé, goutte par goutte, pour errer ailleurs, sur d’autres chemins.
Ils avaient une maison, il se souvient. Avec des meubles et des choses qui étaient à lui, et ses empruntes et ses dessins gravés dans des coins de murs. Il y avait un peu de son père aussi, dans sa maison ; il y avait le lit où il avait dormi, les endroits où il s’était assis, reposé, les tables où il avait travaillé.
La deuxième naissance, personne ne la connaît en même temps et de la même manière. C’est une passion amoureuse d’enfant qu’on garde secrète ; c’est une stupeur qu’on a eue, un soir, à minuit, quand on était encore seul éveillé ; c’est un courage qui nous prend un jour, des responsabilités qui nous rongent la nuit, et qui fondent sur nous sans qu’on ait le temps de rien dire pour les repousser.
Un soir, le feu. Lucius et sa mère n’étaient pas chez eux, ils étaient rentrés tard d’une visite chez sa tante et ses cousins ou quelque chose comme ça. Et lorsqu’ils se retrouvèrent devant chez eux, alors qu’il était sept heures, que le soleil saignait dans le ciel avant de se coucher, ils se retrouvèrent face à une étendue de flamme tentaculaire qui avait semblé prendre vie, tout à coup, et qui détruisait tout – qui se repaissait de tout – dans de grandes embrasées écarlates et spectaculaires.
Tout devenait plus sombre, soudain, parce que la nuit tombait, très douce, et on voyait bien, alors, la lumière des flammes ténébreuses, qui irradiait comme seule clarté dans l’immensité nocturne.
Et, dans leurs grands gestes tentateurs, dans leurs grands mouvements inconstants et indécis, dans leurs grandes brassées dévoreuses, Lucius senti tout à coup que les flammes ne consumaient pas que sa maison, ses souvenirs d’enfances et ce qu’il lui restait d’un temps heureux ou de son père – ils le consumaient lui-même.
Lucius avait neuf ans.
Ils partirent vivre un temps chez son oncle et sa tante, il se souvient. Ils étaient riches, son oncle et sa tente, ils avaient une grande
domus, assez riche, parce que son oncle avait brillé dans la ville par ses talents de commerçants, et qu'il avait su se bâtir une certaine fortune.
Et c’était là que tout avait basculé, basculé pour de bon. A la vue de ces richesses, de cette maison romaine avec son bel atrium, sa salle à manger, son laraire, Lucius avait senti quelque chose d’étrange remuer en lui, comme un enfant dont on commençait à se rendre compte de l’existence. Il fixait les motifs ornés comme s’il s’agissait de confiserie et, comme une bête assoiffée, passait des heures devant les peintures murales et fontaines. Bientôt, il dessina. Il commença à reproduire les motifs de colonnes de style grec, puis, lorsqu’il fut plus à l’aise, s’attaqua aux façades. Une nuit, il fit un rêve, et dans ce rêve il y avait un bâtiment magnifique qu’il n’avait jamais vu avant ; en se réveillant, il compris que l’édifice était fruit de son imagination ; très vite, il fut suivi de bien d’autres. Des centaines et des centaines de façades, de murs, de fresques virtuels, qui n’existaient que dans sa tête, mais qu’il ne fallait pas considérer comme irréels – il les sentais en lui, près de lui. Il fallait qu’il dessine, partout, tous les jours – dans le sable, dans sa tête, ou dans la cire ; le matin, la nuit ou à l’aube. S’arrêter une seule fois, oublier une seconde, c’était prendre le risque de tout perdre et de vivre une vie fade.
La maison perdue hantait les rêves de Lucius.
Au fond de lui, il cultivait la capacité de la retrouver bientôt.
Et il ne se sentait animé que par cette volonté secrète.
Treize ans. Lucius perd son père. Il n’est pas triste, mais il sent qu’un espoir au fond de lui se meurt. Il avait souvent espéré que son père revienne pour de bon, qu’il lui parle pour de vrai, qu’il sente qu’il était réel. Maintenant, c’est fini.
Quatorze ans. Un client à son oncle – un client régulier – repère ses dessins. C’est un patricien, un très vieux patricien qui a perdu sa famille. Il a de l’influence, de l’argent, et une étincelle extraordinaire dans son regard bleu pétillant.
La suite, c’est comme un rêve. Il est enthousiasmé, propose de prendre Lucius sous sa tutelle et de l’emmener à Rome avec lui, où il vivait, pour recevoir une instruction et une formation digne de ce nom.
Lucius eut l’impression d’exister pour la première fois de sa vie. Non, il n’aurait pas à travailler dans le commerce de marbre avec son oncle ! Non, ses dessins ne resteraient pas à l’état de croquis ! Oui, il retrouverait la maison perdue – oui, il serait libre !
*
Il était revenu de Rome à vingt ans – architecte.
Son bienfaiteur était décédé ; il avait terminé ses études.
Lucius avait vécu et connu beaucoup de choses à Rome. Il avait adoré la magnificence et les dorures, un peu trop sensible et charmé par le luxe qui l’entourait. Il avait eu très peur des combats dans les arènes, des amphithéâtres bondés, mais s’était laissé charmer par les beaux théâtres, lorsqu’ils étaient vides de monde. Sa formation l’avait absorbé.
Ses premiers travaux avaient été bénins. Collaborer à la construction d’un aqueduc, donner son avis pour un arc de triomphe – ses plus grands projets. Refaire la terrasse d’une villa, bâtir une insula – son pain quotidien. Mais il aimait cela. Mieux qu’autre chose.
Il s’était accroché pour pouvoir briller. Régulier et concentré – toujours.
Lorsqu’on lui avait confié la construction de son premier théâtre, il avait vingt-sept ans. Il avait exulté. Il était sorti de la routine. Il davantage encore plus vers la liberté.
Vers la maison de ses rêves.