«
C'est un véritable désastre », se lamentait le patriarche, le visage entre les mains, assis à son bureau. Près de lui, se tenait son fils aîné, inhabituellement sérieux, et droit. Drapé dans une toge richement décorée, il tentait de rassurer son père sur le cas de sa jeune sœur.
«
Ne la marions pas. Elle restera ici, et je m'occuperais d'elle. On fera en sorte qu'elle ne nuise plus à la réputation de notre famille, père. Vous avez tant accompli jusqu'ici, et nos ancêtres avant vous... Ilithyia restera à sa place et ne nous causera plus le moindre tort. S'obstiner à vouloir lui trouver un époux ne nous mènera à rien, si ce n'est à renouveler ce genre d'incident... »
Pour toute réponse, le père se mit à rire nerveusement. Puis, son regard s'assombrit, se figea dans le vide ; «
Incident ?! Cette gamine est une véritable tragédie ! Elle me fait honte. Elle n'est pas digne de cette maison ni de son nom ». «
Vous savez qu'elle ne se contrôle pas », renchérit le fils en soupirant bruyamment. «
Foutaises ! C'est une comédienne, doublée d'une menteuse ! Ne te laisse pas mener par le bout du nez, Titus ! » Le poing du vieil homme vint violemment frapper la surface impeccablement lisse de son espace de travail. De rage, ses mâchoires tremblaient et ses yeux, d'ordinaire voilés, s'affichaient aussi sombres que la plus noire des nuits.
Sa descendance l'avait privé de nombreuses femmes, et ne s'était pas encore montrée à la hauteur de ses espérances. Il espérait encore voir son fils mûrir et reprendre le Ludus avec poigne, et marier sa plus jeune fille à un bon parti... mais concernant Ilithyia, il y avait bien longtemps qu'il n'attendait plus rien. Il s'acharnait d'ailleurs à l'éloigner de sa famille par tous les moyens, en vain.
La jeune femme, âgée de 19 ans, venait d'écourter sa cérémonie de mariage en sombrant dans la folie en plein milieu de la réception. Son futur mari, près de trois fois plus vieux qu'elle, avait pris la fuite devant l'insupportable révélation, et annulé son union avec la fille de Claudius Lucretius. Le maître de maison avait vu tous ses mensonges au sujet de sa progéniture voler en éclats, et s'était retrouvé contraint de reconduire tous les invités. Une fois de plus, la vérité à propos de son intenable fille avait entaché sa réputation.
«
Nous finirons bien par en berner un », se résigna l'aîné. Il semblait peu convaincu, mais décidé à apaiser son père. Peut-être tenait-il autant à sa sœur qu'elle tenait à lui ? Il aurait été bien difficile de le dire, tant les hommes étaient doués pour cacher la plupart de leurs sentiments, en particulier ceux qui les faisaient passer pour faibles. Mais ses paroles, pour l'heure, étaient les seules à réconforter quelque peu le cœur gonflé de peine de Lucretia Ilithyia, prostrée derrière l'imposante porte de bois qui la séparait du bureau de son père. Elle portait encore la
tunica recta et le
flammeum reposait négligemment sur ses épaules. Le visage embué de larmes, elle tendait l'oreille afin d'entendre les méchancetés de son géniteur, désireuse de connaître le sort qu'il s'apprêtait à lui réserver.
Elle n'était pas aimée dans cette maison, hormis sans doute par Titus Fronto, et il était vrai qu'il lui arrivait de jouer de ses troubles. Il n'y avait qu'ainsi qu'elle pouvait se faire entendre et obtenir gain de cause. Manipulatrice, et bien souvent dénuée de morale, elle usait de tous les moyens pour gagner l'affection de son entourage, et ce de façon bien maladroite. Systématiquement, ses efforts se retournaient contre elle et produisaient l'effet inverse. Ainsi, elle n'avait jamais été qu'un fardeau irrécupérable pour son père, et souffrait encore de le voir éprouver tant de haine à son égard. Ses sœurs ne l'appréciaient pas davantage, alors ne lui restait plus que son frère. Elle cherchait constamment à lui plaire et à l'impressionner, se pliant à ses volontés dès lors qu'il ouvrait la bouche, alors qu'elle n'avait pour d'autres aucun respect, et pas la moindre considération. Mais ce soir, elle l'avait déçu, et ce qui la chagrinait le plus, était de penser qu'elle l'avait peut-être
perdu. Qu'allait-elle devenir, si lui aussi se détournait d'elle ?
Les bruits de pas s'approchant de la porte déclenchèrent son alarme interne. Relevant les pans de sa robe, la jeune plébéienne s'enfuit en courant par l'étroit corridor jusqu'à regagner sa chambre. Là l'attendaient ses esclaves, qui s'affairèrent aussitôt à la déshabiller. «
Nous vous avons cherchée dans toute la villa, où étiez-vous passée ? » demanda gentiment une jeune fille de son âge. «
Vous avez perdu votre voile... » Le cœur d'Ilithyia fit un bond dans sa poitrine. Elle fusilla son esclave du regard, songeant que le
flammeum était indéniablement tombé dans sa course et qu'elle allait être percée à jour. «
Cela ne te regarde pas », répliqua-t-elle avec humeur. «
Et je t'ai déjà répété cent fois de m'appeler DOMINA ! »
*
Raisonner le patriarche à vif était aussi inutile que de s'entêter à remplir le tonneau percé des Danaïdes. Titus le savait sans doute, et choisit de s'éclipser avant la tombée de la nuit. La question se reposerait le lendemain, et les jours suivants, il serait toujours temps d'évoquer les possibilités qui s'offraient à eux et de faire valoir son opinion. Sa main se referma délicatement sur la poignée de la porte, ses pieds s'apprêtant à fouler le sol dallé, lorsqu'il s'arrêta brusquement. Le voile de tissu brun-orangé semblait flotter à quelques centimètres du sol, il se pencha pour le ramasser. Doucement, il porta l'étoffe à son nez et en respira les effluves. Quelques instants plus tard, le temps de longer le couloir, il se présentait dans la chambre de sa sœur, le
flammeum à la main.
Son premier regard fut adressé aux esclaves, qu'il congédia sans ménagement.
«
Laissez-nous ».
A moitié nue, Ilithyia se dépêcha d'enfiler sa robe de nuit dans un élan de pudeur qui ne lui ressemblait pas. Pas quand elle se trouvait près de
lui...
Alors longtemps, le frère et la sœur se jaugèrent, tandis qu'elle faisait de son mieux pour ravaler ses larmes, et qu'il tripotait inlassablement le foulard.
«
Tu écoutes aux portes, maintenant », déclara-t-il en brandissant l'étoffe sous les yeux de la jolie blonde. Il la jeta nonchalamment à ses pieds, gratta doucement sa barbe naissante et franchit les quelques pas qui les séparaient. Sur les joues d'Ilithyia, d'autres larmes menacèrent de couler.
«
Je suis désolée », supplia-t-elle en se ruant sur son frère. Ce dernier retint fermement ses poignets et l'empêcha de trop approcher. «
Je ne voulais pas vous mettre en colère, ni toi, ni père ! … j'étais obligée ».
Il n'y avait plus aucun doute quant à son degré de responsabilité dans toute cette histoire. Ses crises la hantaient depuis l'enfance, après une naissance elle-même compliquée (qui lui avait valu son
praenomen peu commun), mais cette fois, l'imprévisible Ilithyia avait tout inventé. Elle n'était pas tombée sans le vouloir et les dieux ne lui avaient rien murmuré. Son encombrante épilepsie, inconnue alors et impossible à traiter, la faisait passer pour folle et invivable. Son père ne la sortait plus, mais il commençait pourtant à voir clair dans son jeu. Si sa fille avait longtemps souffert de sa maladie, elle avait aussi parfaitement appris à en abuser. Souvent, ses ruses lui donnaient aussitôt satisfaction, mais à long terme, elle était aussi seule, perdue et désespérée qu'une fragile antilope acculée par des prédateurs aux crocs acérés. Sa vie n'était qu'une permanente excursion dans la fosse aux serpents, et se faire vipère lui paraissait souvent comme la meilleure des solutions.
Elle cherchait l'affection, le respect, que son père ne lui avait jamais accordés et que sa mère n'avait pas eu le temps de lui donner. Seul son frère lui avait manifesté un peu d'attention, et depuis son enfance, elle se plaisait à l'idolâtrer. Il avait souvent pris sa défense et embrassé son front, lui procurant ces merveilleux sentiments de réconfort et de protection... Peut-être était-ce parce qu'ils possédaient la même mère, Ilithyia avait la sensation d'appartenir à la famille lorsque Titus se tenait près d'elle.
Se redressant sur la pointe des pieds, elle insista. Ses lèvres frôlèrent celles de son frère, mais il la repoussa. Longtemps, il resta interdit, puis le coup fusa. Sa main s'abattit avec fureur sur la joue d'Ilithyia, qui s'affala à ses pieds sous la surprise et le choc. Titus lui-même semblait surpris d'en être arrivé là.
«
Je l'ai fait pour toi ! », affirma-t-elle en ravalant ses sanglots. «
Je ne veux pas partir, j'ai besoin de toi ». Elle se traînait lamentablement à ses pieds comme une prisonnière sur le point d'être exécutée. Elle suppliait pour sa vie, non pas pour sa liberté. Il était jusqu'ici, le seul à pouvoir l'apaiser et l'aider à se remettre de ses longs moments d'égarement. Elle pouvait être odieuse, mais lorsque lui parlait, elle pouvait se confondre avec son propre reflet, docile et inoffensive.
«
Ca suffit ! » cracha-t-il en lui saisissant brusquement le bras. Tremblante, la jeune femme s'immobilisa et planta ses iris céruléens dans les siens. «
On ne voudrait pas de toi jusqu'à Rome, alors tu vas rester ici ». Jamais encore elle ne l'avait vu si autoritaire, lui qui d'ordinaire, affichait tant d'insouciance et si peu d'intérêt pour les affaires de leur père... Les prostituées et les dés ne lui avaient pas fait perdre la tête. Elle savait ce que cela signifiait, et cela n'arrangeait pas les choses, mais d'un autre côté... elle était heureuse de voir qu'il prenait de l'assurance et qu'il finirait par diriger le ludus et tout décider. Elle avait la conviction que, voyant son fils enfin prêt à reprendre l'affaire, leur père se laisserait mourir plus rapidement...
«
Tu vas faire exactement ce qu'on te dit, et cesser d'humilier ta famille et ton nom ! »
Quant à Titus... il ne lui faudrait qu'un peu plus de ruse et de temps pour gagner de nouveau sa confiance et l'avoir de son côté. Elle était prête à tout pour demeurer à ses côtés et loger encore longtemps les meilleurs gladiateurs de la République sous son propre toit.
Tandis que son frère la relevait avec poigne, visiblement furieux, elle eut un rictus à peine perceptible, signe que son raisonnement avait complètement fini de sécher ses larmes.
«
Je te promets de rester dans l'ombre, et de te regarder devenir le plus grand laniste de tous les temps », le flatta-t-elle, les yeux brillants.
Cela, les Dieux l'avaient vu, et le lui avaient dit. S'il ne montrait encore que peu d'ambition à l'égard de sa propre Maison, elle était certaine qu'il finirait par se plier au jeu et affronter tous les enjeux. Et peut-être bien qu'alors, elle serait bien plus utile à ses yeux qu'elle ne l'avait jamais été. Occuper dans son cœur et son esprit une place de choix, de quoi d'autre pouvait-elle rêver ?