Aujourd’hui, je suis un homme.
Devant tous nos convives réunis et choisis parmi les plus prestigieuses familles de la cité, j’ai brûlé mes jouets, auxquels je ne touche plus depuis longtemps déjà, à l’autel des Lares. Mon père a pour l’occasion écris un discours dans lequel il fait autant étalage de ses talents oratoires que de sa fierté paternelle à mon endroit. Il termine et nous nous apprêtons à nous rendre en cortège sur le forum. Le duumvir Pompeius vient poser sa main sur mon épaule. Je me redresse encore davantage, comme si ce geste était une nouvelle reconnaissance, éclatante, de ma
virtus. J’ai toujours aimé la prestance rassurante qui émane de sa personne. Il traite mon père en ami et frère depuis tant d’années. Il nous traite, ma mère, ma sœur et moi, comme les siens.
A ses côtés, son fils Lucius me sourit. J’ai assisté à sa propre prise de la toge virile et j’admire l’assurance dont il fait preuve en toutes circonstances, bien qu’il semble me regarder de haut à chaque fois ce qui déplait fort à mon caractère ombrageux. La conséquence du fait qu’il me dépasse d’une bonne tête et de quelques années sans doute. Quoiqu’il en soit, notre destin est de marcher dans les traces de nos pères et de nous retrouver d’ici à quelques décennies en leur lieu et place à la tête de Pompéi. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce destin nous dépasse et nous serons bien forcé, alors, de nous entendre et de renouveler les liens fraternels qui unissent nos deux familles…
La divine Flavia m’adresse un regard sans équivoque, elle m’a dit qu’elle se donnerait à moi ce soir. Dans quelques mois, elle aura 14 ans. Je veux qu’elle soit ma femme et la mère de mes enfants, des Licinii à venir. Je sais qu’elle aura la naissance et la dignité nécessaire.
Tout comme ma mère, qui tient ma sœur par la main et me contemple, le port altier. Je ne lui adresse aucun regard, je redoute de croiser la brume qui envahit son regard horizon et que je devine. Fierté de contempler son seul garçon ayant survécu et étant parvenu à l’âge d’homme ? Tristesse de devoir l’abandonner et le sacrifier aux mains exigeantes et cruelles de la politique et des armes ? Il lui reste Laelia, pour quelques temps encore avant qu’elle ne soit nubile, dont le rire raisonne dans les murs de notre domus comme des milliers de carillons.
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Les rires de Laelia se sont taris dans sa gorge lorsque je dois la réveiller ce matin d’avril bien avant l’aube. Voilà une semaine passée, la plèbe amassée devant nos portes s’est mises à noyer le nom et la domus des Licinii sous les insultes, les graffitis infâmants et obscènes et la malédiction. J’ai vu mon père le visage pâle et amaigri, mangé par une barbe que je ne lui connaissais point. Ma mère toujours drapée dans sa dignité maintenait autant que son orgueil le lui permettait les apparences sauves. Malgré tout, moi, je savais. Les accusations qui pesaient sur mon père étaient bien trop graves pour qu’il parvienne à s’en laver et à regagner un jour l’amour de cette plèbe à qui il avait pourtant sacrifié toute sa vie.
« Crois-tu mes ennemis, Caius ? » « Non, père. » Que pouvais-je dire d'autre? Je pensais pourtant ces mots, témoins du respect que, fils, je portais à mon père. Ses traits me parurent se décontracter quelque peu et il osa un léger sourire.
« Bien. Bien… » Ce furent les derniers mots qu’il m’adressa, il se retira pour la nuit et nous ne retrouvâmes son corps, pendu, qu’au petit matin. Le seule issue honorable au déshonneur. Aujourd’hui je sais ce que le pouvoir fait au cœur des hommes. La vérité, sa vérité, je ne la connaitrais jamais.
Ce que je sais en revanche, c’est que notre deuil ne fut pas respecté et que le lendemain même de sa mort, alors qu’il est de coutume de laisser huit jours pleins à la famille pour pleurer son défunt, l’ordre des décurions prononça sa
damnatio memoriae sur proposition de Lucius Pompeius. Le plus infâme châtiment, l’humiliation suprême. Partout dans la cité, dans les archives, sur les monuments publics, sur les statues et dans les temples on effaça toute trace de Caius Licinius. Il était condamné à être rayé de la mémoire de la cité comme de la mémoire des hommes. Une peine plus lourde que n’importe quelle peine terrestre. Qui aurait autant intérêt à effacer ses traces que ceux qui lui avaient sciemment nuit et diffamé ? De ce jour, mon opinion avait été forgée sur les Pompeii laissés seuls maîtres de la cité. Je les détruirais. De mes mains, à la sueur de mon front et par le sang.
Mais pour cela, ce matin, il me faut partir. Laelia et moi sommes orphelins dans une cité hostile. Je dois partir et laisser les cendres encore chaudes de mon père et de ma mère derrière nous. Laisser Pompéi la belle et les bras de Flavia. La vengeance seule et la promesse intime de revenir l’accomplir m’accompagnent.
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Parvenus à Rome, nous avons la chance d’y retrouver des alliés de la famille qui ne se laissent pas effaroucher par les scandales qui nous accompagnent. Les Licinii de Rome nous prennent sous leur aile, entre autres notre cousin Crassus que nous ne verrons que rarement mais qui manoeuvrera bien des fois en notre faveur.
Bien que mon cœur se trouve soulagé d’une telle sollicitude, la fierté m’enjoint à en profiter le moins possible. Je suis un pater familias et j'entends embrasser les responsabilités inhérentes. Laelia me rend la tâche plus facile en se mariant à un âge où ses pairs coiffent encore leurs poupées, je l’abandonne à regret à son sort mais conserve une apparence de glace. Nous savons tout deux ce que la précarité de notre situation nous force à faire. L’oisiveté de la vie politique n’est d'ailleurs plus une option pour moi, je dois m’engager sur les fronts tenus par la République. Mon nom et mon sang m’ouvrent les plus hauts grades de l’armée mais jeune et sans expérience, je préfére l’anonymat de la vie de centurion.
Un choix qui soulève ma gens qui m'accuse de vouloir plonger mon nom dans le déshonneur d’une carrière de soudard. Il fait glousser aussi à Rome, car l’on subodore mieux que moi l’accueil réservé par les légionnaires au jeune paon patricien… Et l’avenir leur donne raison.
L’expérience est douloureuse mais formatrice, car en deux ans seulement, ballotté aux quatre coins de l’Empire, au contact de ces hommes de toutes conditions, rugueux et sans compromis, j’y apprends la patience et la ruse afin de m’en faire obéir et respecter sans discussion. La murène… C’est là que j’ai gagné ce surnom. Ma première distinction.
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De retour à Rome, la pression des miens et mon ambition grandissante me poussent en embrasser une carrière en accord avec le nom de Licinius. Je fais de nombreuses rencontres, faisant jouer les réseaux de ma gens, et de toutes, celles faite avec le préfet Atius est sans doute la plus déterminante, à bien des égards. Il s'avère un solide soutien dans mon accession au tribunat militaire en attisant la curiosité des généraux. Il est tout autant murène que moi pour obtenir ce qu’il veut, jouant avec les mots comme nous autres, militaires, jouant avec nos armes. Maniant les flatteries et les caresses avec autant de dextérité que les menaces.
La vie militaire m’a forgé un caractère dur et entier, j’apprends à son contact toute la subtilité romaine que mon père n’a pas eu le temps de développer chez moi. Je chéris Atius comme tel. Mais bientôt, je chéris plus encore sa femme.
Ses cheveux sombres ruissellent comme une cascade d’ébène sur ses épaules et dans son dos, ses yeux d’azur sont un ciel dans lequel couve l’orage, ses lèvres tendres et charnues comme un fruit mûr. De Flavia, elle n’a rien sinon la même grâce et noblesse. Atius me présente à sa jeune épouse, Octavia, déjà enceinte de leur premier enfant.
Mes anciennes promesses de jadis volent en éclat comme elle m’adresse la parole. Et dès cet instant je la désire. Est-ce parce qu’elle m’est interdite que je la désire avant tant de force ? Mon caractère tempétueux rencontre le sien et notre passion nous consume bien malgré nous. La douce folie des débuts devient frénésie fusionnelle et peu à peu nous faire perdre tout esprit, toute prudence.
Lorsque le sang d’Atius gisant sur le sol vient lécher mes pieds, je contemple Octavia ensanglantée, un couteau à la main. Je comprends que nous sommes allés trop loin pour revenir à la raison. Et 20 ans plus tard, malgré la douleur des épreuves et le passage du temps, je l’aime avec autant de force qu’au premier jour. Elle est mon pilier inébranlable, ma maîtresse et mon meilleur ami à la fois. Je ne crains pas de lui céder le pas sur certains points, je la sais plus opiniâtre que moi à bien des égards. Nos disputes sont aussi nombreuses que fréquentes. Nos réconciliations plus encore.
Au cœur de nos conflits se situe le fils d’Atius. Le sien. Le mien ? Mes sentiments à l’égard de ce garçon sont conflictuels depuis sa naissance. Je l’ai élevé, je l’ai nourri, j’ai tremblé même lorsque la fièvre l’a saisi quelque fois, j’ai tout d’un père pour lui, y compris le nom dont il me gratifie. Je l’aime et pourtant… Quelque chose me retient sur lequel je ne parviens à mettre aucun mot. Je voudrais qu’il soit de mon sang, mais lorsque je le vois, je ne vois qu’Atius et notre trahison…
Licinia… Licinia ce fut notre victoire. Elle porte mon nom, celui des Licinii. Le sang de mes ancêtres ne s’est pas tari malgré la malédiction qui pèse sur ma maison. Je l’ai vu grandir avec autant de fierté que d’émerveillement. Bénie par Venus, Minerve et Junon à la fois. Je place tant d’espoirs en elle. Trop d’exigences aussi si j’écoute les reproches d’Octavia…
Il y a quelques années, lorsque le vent de son inconduite m’est parvenu aux oreilles, j’ai ressenti le poids de sa trahison plus durement que si n’importe qui d’autre me l’avait infligé. La folie et la rage m’ont aveuglé si bien que je crus devenir fou. Rien ne semblait pouvoir arrêter ma main, ni les pleurs de ma fille, ni les cris et les supplications de ma femme. Rien. La satisfaction d’avoir mis un terme à la vie insignifiante du rat qui avait déshonoré ma fille, mon nom et mon sang se fit attendre. En lieu et place, l’amertume ternit pour longtemps les relations entre Licinia et moi.
Mon amour que je crus à jamais éteint pour elle, s’est remis à croître malgré la rigueur que je me suis imposé à son égard. Nul oubli, nul pardon pour qui m’offense. Mais que valent de telles résolutions pour un père face à son enfant ?
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Lorsque nous arrivons au petit matin, au pied du Vésuve par la route de Nola, une brise marine vient nous balayer et je ferme les yeux un instant savourant les parfums longtemps oubliés d’une cité dont j’ai tant de fois maudis le nom et le souvenir. Elle est là devant moi, plus petite que dans mon souvenir, moins impressionnante aussi, pour mes yeux qui se sont habitués à Rome.
J’ai marché avec les plus grands imperatores de la République sur des cités prestigieuses et réputées imprenables, mais l’assaut que je m’apprête à lancer aujourd’hui me semble autrement plus périlleux, et à bien des égards plus glorieux. Un nom, un honneur et une réputation à rebâtir… De quoi faire renoncer Hercule lui-même, sans aucun doute.
Bien des hommes de valeur se sont fourbus à la tâche, mais ils ne me briseront pas moi.
Nous pénétrons dans la demeure de mes ancêtres comme dans un tombeau. Voilà quelques semaines, j’ai envoyé des esclaves préparer notre retour. Sur notre façade, ce qu’il restait des graffiti infâmants de jadis, déjà altérés par les années, a été retiré, les ronces du jardin ont été arrachées et la villa Diomedia, aveugle depuis des décennies, a retrouvé la vue et le soleil. A peine entré, je réclame à une esclave, les herbes et l’encens traditionnels. Il faudra de nombreux rituels de purification et des sacrifices aux Mânes, aux Lares et aux Pénates pour chasser de cette demeure les fantômes qui la hantent toujours. Je n’entends déjà plus les plaintes de ma femme, de ma fille et de ma sœur qui se désolent de l’état de cette demeure dans laquelle je les contrains désormais à vivre, bien loin du confort que nous avions à Rome.
Je m’avance vers la terrasse qui donne sur le jardin. Mon regard s’assombrit alors et je siffle à l’intendant qui m’accompagne :
« N’avais-je pas ordonné que l’on abatte cet arbre ? » L’olivier funeste agite ses feuilles au gré du vent. Il se dresse à mes yeux comme une insulte.
« C’est que, maître, il a le tronc fort robuste et… » J’acquiesce malgré mes traits crispés
« Tu as raison… Brûle-le…» Il lui faudra cinq heures entières pour se consummer entièrement. Cinq heures pendant lesquelles je ne le quitte pas des yeux depuis mon promontoire. Légat d'Octave depuis quelques mois, un avenir radieux s'annonçait pour nous dans la capitale. Pourquoi ais-je choisi ce moment pour revenir et renouer avec le passé? Pourquoi m'infliger
ça? Parce que je suis prêt...
Bûcher expiatoire des humiliations passées, c'est avec lui 20 années de fuite et de honte qui partent en fumée. A la nuit tombée, l'olivier flambe toujours et ses flammes rageuses montent plus haut que les murs de notre enceinte.
Qu’ils sachent. Qu’ils sachent tous…