717 AUC
Ce n'est pas sans difficulté que je tresse ma chevelure. Chaque jour, c'est un véritable combat que je mène contre mes boucles rebelles et indomptables mais à force, je finis toujours par calmer un peu leurs ardeurs et finalement, c'est une tresse qui termine par voir le jour. Il me plairait fort de laisser mes cheveux tranquilles plus souvent mais leur apparence trop excentrique n'est pas la bienvenue alors j'écoute les ordres de ma mère et je les tresse, voilà tout. Je glisse à mon index droit la seule et unique bague que je possède, souvenir de ma grand-mère qu'elle a choisi de me laisser avant de quitter ce monde. D'autres jeunes femmes possèdent plus, d'autres possèdent moins et moi, je me contente allègrement de ce que je possède, ne cherchant pas à vouloir plus, ne cherchant pas à avoir plus. Seize hivers, cela peut paraître peu mais je sais qu'il est essentiel de savourer ce que l'on possède et de ne pas se focaliser sur ce que l'on pourrait avoir. Les désenchantements sont trop douloureux alors je préfère m'offrir à la réalité, à ma réalité plutôt que de vivre dans des rêves éphémères et impossibles. Cela ne m'empêche pas d'imaginer une vie qui pourrait être la mienne, j'évite simplement d'imaginer plus que ce je pourrais avoir. Un mari ? Il le faudrait oui et je sais que mon père y travaille dans l'ombre car s'il ne m'en parle pas, ma mère, elle m'en a déjà parlé. Elle a été honnête et m'a dit qu'elle préférait m'en parler car elle craignait ma réaction car, j'ai beau suivre les préceptes de la bienséance, mon caractère parfois abrupt fait craindre à ma mère que je ne m'offusque du choix du mari que l'on m'imposera. Je ne m'opposerai cependant pas. Peut-être en serai-je triste, peut-être en viendrai-je à souhaiter autre chose mais je ne m'opposerai pas : je ferai ce qui doit être fait, tout simplement. Quel autre choix aurai-je ? Je ne suis qu'une femme et ce monde tel qu'il est aujourd'hui ne nous laisse pas le choix à nous, pas vraiment, pas quand on a mon âge, pas quand quelqu'un d'autre a tout le loisir de décider à votre place. Alors, caractère abrupt ou pas, je ne ferai aucune esclandre, quoi qu'il advienne. La voix de ma mère me sort de mes pensées et je me retourne alors qu'elle se trouve à l'entrée de ma chambre. Un sourire étire ses lèvres mais je vois clairement une certaine nervosité danser ses yeux : je la connais bien ma mère, je la connais sans doute même mieux que mon père ne la connaît. Nous nous observons en silence un moment et je réalise soudain que sa présence fait tout simplement écho aux pensées qui étaient justement en train de m'habiter. Je hoche la tête et me détourne en soupirant.
« Est-il gentil ? »
C'est la première question qui quitte mes lèvres parce que c'est la seule qui me vient à l'esprit. Le physique de mon futur mari n'est absolument pas ma première préoccupation, ni même son âge alors que je devrais y songer mais non, tout ce qui m'importe c'est l'homme qu'il est. Ma mère vient s'installer sur ma couche juste à côté de moi avant de prendre mes mains dans les siennes. Mon regard que j'aimerais moins inquiet mais qui l'est véritablement se plonge dans le sien. Son sourire se fait plus doux, son regard également.
« Il n'a jamais été marié et d'après ce que j'en sais, il n'est pas du genre à beaucoup fréquenter les lieux de débauche. Il a plutôt bonne réputation, il est médecin. »
Mes doigts se resserrent sur ceux de ma mère tandis que mes yeux se mettent à briller d'une certaine curiosité.
« Médecin ? Vraiment ?
- Oui et, le peu que j'ai vu de lui lorsqu'il a pu converser avec ton père me fait penser que c'est un homme bien.
- Oh... Bon. Et hum... Quel âge a-t-il ? »
Voilà l'autre question, essentielle également.
« Il a trente et un an.
- Et il n'a jamais été marié ?
- Non mais c'était un choix. S'il se marie aujourd'hui c'est parce qu'il le faut.
- Ah... »
Donc, cet homme a quinze années de plus que moi et il ne veut pas se marier. Ma curiosité éveillée se dissipe et l'appréhension reprend le dessus. S'il ne veut pas de ce mariage, même s'il est gentil, va-t-il m'aimer ou seulement m'apprécier ? Ma mère vient poser délicatement sa main sur ma joue.
« Tout ira bien, tu verras. Tu seras une belle épouse, tu lui feras de beaux enfants et tu l'aideras dans son travail.
- C'est vrai ? »
Curiosité de nouveau éveillée.
« Bien sûr. Il a demandé à ton père si tu avais... Enfin, si tu étais assez courageuse pour supporter le sang et les malades. Tu deviendras son assistante en somme. »
C'est enfin un sourire qui vient étirer mes lèvres et je viens prendre ma mère dans mes bras et la serre fort contre moi. Elle me rend cette étreinte alors que je savoure cette annonce, alors qu'au fond de mon cœur, je suis heureuse. J'ignore exactement de quoi mon existence sera faite mais j'ai bon espoir qu'il se passe des choses intéressantes et incroyablement excitantes. Je vais me marier à un homme bien plus vieux certes mais il va m'apprendre tout ce qu'il sait, il va me permettre d'obtenir un savoir que je n'aurais pas pu obtenir sans lui. Bien sûr, quand quelques minutes plus tard je le rencontre puisqu'en réalité ma mère est venue non seulement m'annoncer notre union mais également me le présenter, le charme de Fulvius opère. Ses yeux ont quelque chose de doux, tendre, bienveillant et son sourire est charmeur. Peut-être n'est-il pas le plus beau des hommes, peut-être n'est-il pas l'homme parfait dont certaines femmes rêvent mais il sera mon homme. Il sera le mien.
ɬɬɬɬɬɬDire que je suis nerveuse est bien peu dire. En réalité, je suis figée sur place tant je suis intérieurement prise d'une véritable panique. L'union a été célébrée et alors que je suis au bras de mon nouvel époux, voilà que nous saluons famille, amis et autres invités ayant été conviés aux noces. C'est fait, je suis sa femme et si j'ai d'abord été impatiente, je suis à présent pétrifiée par la peur : et si je n'étais pas ce qu'il espère que je sois ? Et si ce que j'ai cru entrevoir n'était en fait qu'une chimère ? Et si cette vie que je me suis imaginée depuis plusieurs semaines ne devenait pas vraiment mienne ? J'ai peur. Je suis terrifiée. Puis je le vois, lui. Lui et sa femme sont en pleine conversation mais il m'aperçoit, me gratifie d'un sourire franc auquel je lui réponds bien volontiers. Aussitôt, mon corps entier se détend car voir Sextus me fait toujours beaucoup de bien : il est mon cousin, certes, mais il est tellement plus en réalité... Mon changement de comportement doit se ressentir dans tout mon corps car mon nouvel époux sent que quelque chose est différent, que je suis différente. J'aperçois son ombre se pencher en avant et alors je glisse mon attention sur lui en me détournant ainsi de Sextus. Il m'adresse un sourire auquel je réponds de manière bien plus crispée que lorsque j'ai souri à Sextus.
« Tu t'entends bien avec ton cousin, n'est-ce pas ? »
J'observe Fulvius un instant, hésitante : qu'attend-il de moi ? J'ai peur de mal répondre mais que puis-je faire d'autre ? Je dois répondre, je dois dire ce que je pense, ce que je ressens, je verrai bien assez tôt s'il n'apprécie guère ce que je peux dire ou penser.
« Oui. Il est... »
Un regard en arrière pour Sextus qui m'observe toujours du coin de l’œil. Je ferme les yeux un instant : je n'ai aucune raison de ne pas parler de ma relation avec Sextus, il n'y a rien à cacher car ce qui nous unit est beau, tout simplement beau. Je rouvre les yeux et les glisse de nouveau dans ceux de mon nouvel époux.
« Il est comme mon père. »
Froncement de sourcils de la part de Fulvius.
« Tu as déjà un père. »
Cela ne lui plaît pas. Je m'en doutais mais... Je hausse les épaules brièvement et esquisse un sourire teinté d'une certaine mélancolie.
« Je le sais mais mon père a toujours été très occupé et il aurait préféré avoir un fils. Ne te l'a-t-il pas dit ? »
Un hochement négatif de la tête.
« Il me l'a dit à moi, plusieurs fois. Et Sextus, lui... Je me suis attachée à lui sans même m'en rendre compte et lui, il s'est attaché à moi. Nous n'avons jamais parlé de ça, de pourquoi, nous nous sommes simplement contentés de profiter de ce lien qui était le nôtre. Qui est le nôtre. » Je corrige. « Sa présence m'a toujours été essentielle et elle le sera toujours. »
Je détourne mon regard pour observer mon cousin mais c'est finalement le regard noir de son épouse que je croise. Mon sourire se fane et je fronce les sourcils, ne comprenant pas cette hostilité soudaine de sa part.
« J'espère te devenir essentiel. »
J'écarquille les yeux et reporte mon attention sur Fulvius qui me couve d'un regard auquel je ne m'attendais en fait pas du tout.
« Je sais que tout ceci doit être déstabilisant et effrayant pour toi, n'est-ce-pas ? »
Je ne réponds rien mais hoche légèrement la tête pour lui faire comprendre que oui, je suis effrayée.
« Moi aussi. » me confie-t-il soudain.
Ma bouche s'entrouvre sous la surprise.
« Je n'ai jamais été marié, je n'ai jamais fait de place pour une femme dans ma vie et j'espère y parvenir. J'espère réussir à te rendre heureuse. »
Je me souviens soudain de ce que j'ai ressenti quand ma mère m'a annoncé mon mariage avec Fulvius, le mélange d'envie de découvrir cette vie et d'appréhension mais aussi la peur qu'il ne veuille pas de ce mariage et qu'il en soit malheureux au point de ne pas vouloir de moi. Je viens de réaliser ou, plus exactement, il vient de me faire réaliser que je n'ai aucune raison d'avoir peur.
« Moi aussi je l'espère... Que je parviendrai à te rendre heureux... » j'ajoute plus bas dans un murmure, soudain gênée par une timidité nouvelle. Puis, je baisse le regard et lorsque je sens les lèvres de Fulvius se poser avec délicatesse sur mon front, j'esquisse un sourire. Puis, nous voilà de nouveau entraînés dans la danse des salutations et des remerciements à ceux qui ont bien voulu être des nôtres en cette journée. De temps à autres, je cherche Sextus du regard mais ne le vois pas. J'ignore à ce moment-là que je ne le reverrai pas ce soir.
J'ignore en fait que je ne le reverrai pas de si tôt.
720 AUC
La nuit est fort avancée. C'est la lumière de la lune traversant la fenêtre qui me permet de distinguer les formes autour de moi. Assise au milieu de la pièce, je reste là à observer le vide avant de laisser doucement glisser mes mains sur mon ventre déjà bien arrondi. Mes doigts frôlent, caressent, passent et repassent et les larmes me montent aux yeux. Je repense à ma chute. Je repense à la frayeur puis au soulagement. Je repense aux doutes puis à la peur qui s'est lentement mais sûrement insinuée au creux de mes entrailles. Mes épaules sont soudainement secouées de sanglots silencieux : je me dois de rester silencieuse, je ne souhaite pas réveiller Fulvius. Je plaque finalement ma main droite contre ma bouche pour éviter que le moindre son ne s'en échappe et sursaute finalement lorsque la voix de Fulvius s'élève derrière moi. Hâtivement, j'essuie mes larmes et tente de me reconstruire un semblant de masque d'apaisement.
« Que fais-tu donc debout en plein milieu de la nuit ? »
Je perçois de l'inquiétude dans sa voix et il me faut le rassurer.
« Rien, je n'arrive pas à dormir, c'est tout mais tu devrais aller te reposer. J'arrive. »
J'essaye de rendre ma voix sûre, ferme, convaincante mais les quelques trémolos se faisant entendre risquent fort de ne pas convaincre Fulvius qu'il peut bel et bien retourner se coucher. D'ailleurs, quand j'entends ses pas se rapprocher dans mon dos, je détourne légèrement le visage afin qu'il ne me voie pas tout de suite : j'ai tellement peur qu'il ne sache lire ma détresse, ma tristesse, ma peur... Le voilà très rapidement à mes côtés. Il glisse une main délicate dans mes cheveux mais je m'évertue à garder mon visage détourné du sien.
« Que se passe-t-il ?
- Rien. »
La réponse fuse avec bien trop de rapidité pour qu'elle soit honnête et je regrette aussitôt de m'être précipitée pour répondre. Il vient se placer devant moi, s'agenouille au sol et vient poser ses mains sur mes joues. D'une légère pression, il me force à tourner mon visage vers lui et si je garde d'abord mes yeux loin des siens, je finis par abdiquer et par plonger mon regard dans le sien.
« Parles-moi s'il te plaît... »
Sa voix n'est que murmure. Mes lèvres tremblent, je me mords l'intérieur de la joue alors que les larmes me brouillent de nouveau la vue. Je reste un long moment silencieuse alors que mon époux me fixe et puis, vient le moment où je lâche prise. Les larmes coulent. Mes mains entourent mon ventre.
« Le bébé... » je dis tout bas dans un souffle et je vois aussitôt les traits de Fulvius se modifier. « Il n'a pas bougé depuis que je suis tombée... » je termine par avouer.
Fulvius m'observe un instant en silence.
« Le bébé n'a pas bougé depuis deux jours ?... »
Je secoue la tête, incapable de répondre. J'ai peur. Tellement peur... Le silence nous enveloppe de nouveau, je ne sais quoi dire, quoi penser et quand Fulvius reprend la parole, mon cœur s'emballe et se déchire en petits morceaux. Il vient prendre mes mains dans les siennes.
« Il faut provoquer l'accouchement...
- Non, c'est trop tôt !
- Si le bébé est mort...
- Ne dis pas ça !
- Hostilia ! »
Ses mains reviennent se poser sur mes joues avec force et fermeté. J'aperçois des larmes dans ses yeux.
« Si le bébé est mort, tu ne peux pas continuer à le porter ! Cela te tuerait !
- Mais... Mais s'il va bien...
- S'il va bien, nous prierons les Dieux de lui donner assez de force pour survivre... »
Je ne réponds rien, trop pétrifiée, trop déboussolée. Le bébé devrait rester deux bons mois de plus à l'intérieur de mon ventre et provoquer l'accouchement maintenant va mettre sa vie en danger mais sa vie, existe-t-elle toujours ? N'a-t-il pas déjà rejoint l'après vie ? Aucun mouvement depuis que j'ai fait cette mauvaise chute en sortant de la maison, rien, alors... Fulvius se redresse et dépose un baiser sur mon front. Je relève mon regard vers lui.
« Je vais chercher l'herboriste et la sage-femme. Je reviens vite. »
ɬɬɬɬɬɬLa mixture a été efficace, très efficace même. Il n'a fallu que quelques heures pour qu'elle agisse et déclenche le travail. Le soleil était déjà levé lorsque les premières douleurs se sont faites ressentir et j'ai l'impression que cela fait plusieurs heures que je souffre, c'est sans doute le cas mais j'ai tout simplement perdu la notion du temps. Fulvius est à mes côtés, il ne cesse d'essuyer avec un linge mon front, mon visage et il fait couler régulièrement de l'eau fraîche le long de mes bras ce qui me fait temporairement beaucoup de bien avant que la douleur ne revienne et elle finit par être tout le temps présente. C'est à ce moment-là que la sage-femme nous rejoint et commencent alors les minutes les plus difficiles de mon existence. On me dit de respirer, de pousser et j'ai l'impression que mon corps se déchire un peu plus à chaque effort tant j'ai mal. Mes larmes se mêlent à la sueur qui perle abondamment sur mon front, mes doigts serrent avec force ceux de Fulvius qui se tient juste à côté de moi. J'applique à la lettre chaque consigne, chaque ordre de la sage-femme et quand elle me dit finalement qu'elle voit la tête, ma poigne se resserre autour de la main de mon époux : le bébé arrive et peut-être qu'il va bien. Oui, il va bien. J'ai l'espoir. J'y crois. Je dois y croire. On m'intime de pousser encore et c'est ce que je fais, j'y mets toutes mes forces, toute ma vigueur, toute ma volonté et la douleur devient pire encore avant de se faire soudain bien moins présente et je sais, je sais qu'il est né. Aussitôt je ferme les yeux car je ne peux pas regarder. Je ne peux pas regarder le bébé, j'ai trop peur. J'ai l'espoir oui mais j'ai trop peur. Je garde mes yeux résolument fermés, je presse mes paupières, serre la mâchoire, ignore mon cœur qui bat si vite qu'il m'en fait mal à la poitrine et j'attends. J'attends. J'attends. Pas de pleurs. Rien. J'attends. J'attends. J'attends. Je sens la main de Fulvius se poser sur mon épaule et ce n'est qu'à ce moment-là que j'ouvre mes yeux pour les lever vers lui. Il me suffit de croiser son regard pour comprendre et c'est là que mon cœur se déchire et se meurt. Non, en fait, il se déchire mais il se meurt quand je détourne le regard de Fulvius pour voir mon bébé inerte dans les bras de la sage-femme. Je ne prête aucunement attention à son air désolé, je ne vois que mon enfant. Je tends des bras tremblants vers lui et vient le poser contre mon sein, glissant sa petite tête dans le creux de mon cou.
C'est un garçon. Non, c'était un garçon.
ɬɬɬɬɬɬ« Domina ? »
Je tourne la tête pour voir mon esclave à l'entrée de ma chambre. Elle soulève une cruche et un verre.
« Je vous ai apporté du vin. »
Je lui adresse un sourire et l'invite à entrer d'un mouvement de la main puis, je reporte mon attention sur la rue extérieure. Voilà des jours que je reste enfermée dans ma chambre. Je me nourris car Fulvius insiste mais c'est tout ce que je fais. Je ne travaille plus, je ne sors plus. Je pleure. Je ne fais que ça. Je pleure tellement que j'en suis épuisée. L'esclave s'arrête juste devant moi et me sert un verre de vin que je récupère.
« Merci. » je dis dans un murmure avant de boire une gorgée.
D'ordinaire, le vin me paraît bon mais comme il me semble terriblement amer et répugnant en cet instant. Pourtant, je le bois, parce que j'apprécie l'attention délicate de mon esclave. Elle a un grand cœur, je l'ai toujours su, elle ne fait que me le prouver davantage.
« Domina, puis-je parler librement ?
- Bien sûr tu peux. » je lui réponds en relevant mon regard vers elle.
Elle semble hésiter un instant puis, après l'avoir invitée à poursuivre d'un geste de la tête, elle se décide enfin à me parler.
« Cela ne peut plus durer, vous ne pouvez pas continuer comme cela. »
Je détourne mon regard d'elle et me focalise sur l'intérieur de mon verre qui m’apparaît tout à coup particulièrement intéressant.
« Domina, ce qui est arrivé est terrible mais ce n'est pas votre faute. »
Je fronce les sourcils, ne relève pas mon regard vers elle.
« Je suis tombée... Moi, je suis tombée, je n'ai pas fait attention, alors si, c'est ma faute.
- C'était un accident Domina. »
Elle vient se mettre à genoux face à moi à l'instar de Fulvius qui a fait la même chose quelques heures avant que je ne mette notre bébé au monde.
« Vous êtes tombée mais vous n'avez pas voulu cette chute ni ce destin pour votre bébé... Vous savez qu'on ne contrôle pas les événements de notre vie, vous le savez, je le sais aussi... Vous n'êtes pas responsable. Il faut cesser de vous tourmenter, je vous en prie... »
Comme j'aimerais réussir à la croire, à y croire mais il me faudra du temps. Beaucoup de temps. Je me relèverai sans aucun doute mais je m'en voudrai probablement jusqu'à la fin de mes jours car même si c'était un accident, je ne peux écarter ma responsabilité. Je ne le peux pas. Et, en attendant que je me relève je pleure, je pleure encore et encore. Je pleure dans les bras de cette esclave qui m'est aussi chère qu'une amie quand bien même certains ne comprennent pas cet attachement, je pleure dans les bras de mon époux qui lui aussi pleure la perte de notre enfant et j'aimerais pouvoir pleurer dans les bras de mon cher cousin, dans celui qui est comme un père pour moi, celui qui a davantage pris cette place quand mon père a quitté ce monde mais Sextus n'est pas là, il n'est plus là. Il ne veut plus de moi et je ne sais pas pourquoi.
Comme la vie me fait mal...
725 AUC
Un regard échangé avec mon esclave, elle m'adresse un sourire auquel je réponds avant qu'elle ne s'éloigne. Je glisse ma main sur mon ventre qui n'est pas encore rond et pourtant... Je lève mon regard vers le plafond, ferme les yeux et prends une profonde inspiration : un enfant... Après cinq ans sans que jamais mon corps ne m'ait accordé un nouvel enfant, voilà qu'aujourd'hui je réalise qu'un enfant grandit en moi, que la vie a pris place dans mon corps alors qu'elle quitte son corps à lui. Je rouvre les yeux et me dirige vers la chambre à coucher où se trouve Fulvius. Voilà des semaines qu'il est malade, des semaines que nous essayons tous les remèdes possibles pour combattre ce mal inconnu qui le ronge de l'intérieur et qui lui fait tant de mal, des semaines que sa vie s'échappe de chaque pore de sa peau et voilà que je découvre que je porte un enfant alors que pendant cinq ans... Je ne voulais pas, j'avais peur et peut-être est-ce pour cela que les Dieux ne m'ont pas accordé la grâce d'attendre un enfant et je ne m'en suis pas plainte car je craignais de ne pas réussir à garder l'enfant en vie cette fois encore, d'être trop imprudente au point de lui coûter la vie et aujourd'hui... Peut-être que les Dieux ont décidé de m'envoyer cet enfant pour permettre à mon époux de survivre car cette nouvelle lui fera du bien, le comblera de joie et si l'espoir renaît en lui alors peut-être survivra-t-il. Oui, il survivra. J'ai soudain cette certitude inébranlable alors que je rejoins mon époux qui est assis sur une chaise, en train d'observer l'extérieur. Je m'approche de lui et glisse mes mains sur ses épaules lorsque j'arrive à sa hauteur avant de caresser ses cheveux et de déposer un tendre baiser sur le haut de sa tête. Il tourne son visage vers moi et m'adresse un sourire que je lui rends avec douceur.
« Bonjour.
- Bonjour... »
Il m'observe un instant, me dévisage.
« Tu es rayonnante aujourd'hui... »
Il me connaît si bien...
« J'ai... Une bonne nouvelle. » je termine par lui dire non sans hésiter sur les mots à employer.
Voilà qu'il se met à m'observer avec attention et j'ouvre la bouche sans qu'aucun son n'en sorte. Rien. Alors je referme la bouche, la rouvre mais toujours rien. Puis, après quelques instants, je jette un regard à mon ventre avant de reporter mon regard sur Fulvius qui bouge lentement pour laisser sa main frôler mon ventre.
« Tu attends... Un enfant ? »
Mon sourire s'élargit. Le sien également. Je viens poser ma main sur la sienne qui touche toujours mon ventre.
« Oui... »
Des larmes viennent mouiller la peau desséchée de ses joues et il se passe quelques instants durant lesquels ni lui ni moi ne disons quoi que ce soit.
« J'aurais voulu... » finit-il par murmurer. « J'aurais voulu connaître cet enfant... »
Aussitôt mon sourire s'évapore et je me penche vers lui. Je sais mon regard voilé de larmes décidé, mon visage résolu. Je pose mes mains sur ses joues et le force à me regarder.
« Tu le connaîtras parce que tu vas vivre, tu m'entends ? Tu vas guérir et tu vivras assez longtemps pour voir naître cet enfant et pour voir naître les enfants de cet enfant. »
Comme c'est un beau rêve... Moi qui, il y a une dizaine d'années n'avait justement pas de rêve...
ɬɬɬɬɬɬ« Te souviens-tu ?... De ce que je t'ai dit... Lors de la réception de nos noces... »
Sa voix n'est que murmure. Je suis allongée à côté de lui, ma main va et vient sur son torse alors que mon visage est posé contre son épaule.
« Tu m'as dit beaucoup de choses ce jour-là...
- Je t'ai dit que... J'espérais réussir à te rendre heureuse... »
Un sourire triste étire mes lèvres et je ne cherche même pas à combattre mes larmes : c'est peine perdue.
« Je m'en souviens oui...
- J'espère... Que j'ai réussi... »
Je me redresse légèrement pour pouvoir me pencher au dessus de lui et le regarder droit dans les yeux.
« Tu as réussi... Tu m'es devenu essentiel comme tu le voulais... »
Il esquisse un sourire.
« Et moi ?... » je demande soudain, usant de toutes mes forces pour être capable de lui parler en cet instant. « Est-ce que j'ai réussi ? Malgré tout ce qu'il s'est passé ?... Est-ce que tu as été heureux ? »
Son sourire s'élargit.
« Je... Le suis... Encore.... »
Je viens déposer un baiser sur ses lèvres et pose mon front contre le sien. Je reste comme cela. Je reste comme cela jusqu'à la fin.
ɬɬɬɬɬɬ« Domina ? »
Je tourne la tête pour voir mon esclave à l'entrée de ma chambre. Elle soulève une cruche et un verre. Une scène qui se répète bien des années après s'être déjà produite.
« Je vous ai apporté de l'eau. »
Je lui adresse un sourire et l'invite à entrer tout en m'avançant vers elle. Elle remplit le verre d'eau et me le tend. Je le bois bien volontiers avant d'observer la jeune femme qui me regarde avec douceur.
« Je vais bien. Je t'assure.
- Je vous entends encore pleurer la nuit parfois... »
Mon sourire s'élargit alors que je hausse les épaules.
« Je le pleurerai longtemps. Je l'ai beaucoup aimé tu sais.
- Je sais. »
Je lui rends le verre et entreprends de nouer mes cheveux en une tresse sur le côté de ma nuque. Rapidement, c'est mon esclave qui vient se saisir de mes cheveux et je la laisse faire.
« Nous devons aller chez l'herboriste aujourd'hui.
- Domina ?
- Hm ? »
Nous nous observons un instant en silence puis elle esquisse un sourire.
« Croyez-vous qu'il s'agisse d'un garçon ou d'une fille ? »
Mon sourire s'élargit, mes mains viennent caresser mon ventre qui s'est quelque peu arrondi au fil des dernières semaines.
« Je pense qu'il s'agit d'un garçon mais je peux tout à fait me tromper.
- Je le crois aussi. »
C'est sur ces quelques mots que nous quittons la maison pour aller jusqu'au marché. C'est avec prudence que je m'avance, avec prudence que je me faufile au milieu de la foule car je refuse qu'il arrive quoi que ce soit à ce bébé, à ce petit être qui grandit en moi et qui est tout ce qu'il me reste de Fulvius. Voilà quatre mois qu'il a quitté ce monde, qu'il est parti rejoindre notre premier enfant dans l'après vie et que moi, je me bats ici pour faire honneur à celui qui a été mon époux. Je veux faire honneur à ce qu'il m'a appris au fil des ans, je veux lui faire honneur parce qu'il était fier de la femme que je suis devenue et je tiens à rester cette femme dont il a été si fier et amoureux. Alors, chaque jour je me lève, je m'occupe des patients. Je fais tout ce qu'il m'est possible de faire pour soulager ceux qui viennent quémander mon aide. Il s'agit bien souvent de maux qui ne sont pas très graves, non pas que je souhaite que cela soit le cas mais il est vrai qu'au fil des années, j'ai appris à gérer des situations de crise, j'ai appris à soigner des blessures qui pourraient sembler fort impressionnantes à la vue d'autres jeunes femmes mais moi, remettre un os en place ne me fait pas peur, au contraire. Je disais souvent à mon époux, sans rougir, que j'aimais soigner ce genre de blessures et il avait toujours ce sourire fier aux lèvres lorsque je faisais mention de ce fait... Quoi qu'il en soit, je me lève oui, chaque jour, je vis. Je vis et même s'il est vrai que mon cœur saigne encore et qu'il m'arrive de laisser les larmes s'emparer de moi à la nuit tombée, je reste forte. Je reste celle que j'ai toujours été et que je souhaite être toujours. Une femme courageuse et combattante. Après tout, si l'on prénomme Hostilia depuis toujours, ce n'est pas sans raison.
Je me suis battue. Je me bats. Je me battrai.
Pour lui. Pour eux. Pour nous.