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 Gouttes d'ombre et poignard subtil [PV Cnaeus Loreius Tacitus]



POMPEII, TERRA DEORUM ₪ :: Ludi :: Archives
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GOUTTES D'OMBRE ET POIGNARD SUBTIL
Circea Valens ℘ Cnaeus Loreius Tacitus
La rumeur s'étiole comme une goutte d'encre dans un verre d'eau. Les mots infects se soulèvent, vapeur mortelle, puis se déposent sur les parois d'une réputation limpide, pour en teinter le cristal, le maquiller de jais. Le poids des murmures est implacable, le fil des invectives chuchotées, plus tranchant que le glaive, le poison des ouïe-dire, plus infectieux que la peste. La voix des autres devient arme entre ses mains capable de lacérer le suaire de sa crédibilité pour maculer de sang cette si propre réputation qui est la sienne. Elle sait que lorsqu'elle brandira la dague d'un chantage si habilement manié, il ne pourra que lui tendre les clefs de ses chaînes dans un dernier crachat sanguin avant qu'elle ne  se délecte de la vision de la carcasse putride de son autorité exsangue. Grisée par l'ivresse d'un pouvoir à portée de mains, elle couvre ses épaules d'une palla opaque aux étoffes aigue-marine avant de sauter d'un pan d'ombre à l'autre dans un silence mesuré. Il ne remarquera pas son absence, puisqu'il lui a préféré les cuisses souillées d'une catin, qui se roulent et se déroulent sous les coups de butoir dont elle l'imagine déjà la gratifier. Elle retrouve l'espace d'un instant les exhalaisons acides de l'amphore qu'il s'est enfilée en moins d'une heure, sent à nouveau les piqûres glaciales de son regard nuageux qui s'est posé sur sa gorge pour la cingler des claquements incessants de sa colère et se retrouve encore sur la corde raide, à tanguer entre inceste et indépendance. Que veut-il vraiment ? La priver de cette force qu'il lui a toujours connue et dont il possède désormais les prérogatives ? Ou la faire sienne à jamais, l'emmurer dans son ombre, la soustraire aux convoitises qui pourraient l'arracher à lui ? La villa est plongée dans un silence oppressant, ponctué sporadiquement par les chuintements feutrés des pieds nus et serviles sur le marbre. Entre les vacillantes lueurs des torches, elle se faufile avec adresse, alors que luisent les lourdes boucles onyx qui chutent librement sur ses épaules. Aucun bijou n'orne sa carnation laiteuse, aucune coiffure ne sculpte ses longues mèches couleur carbone et seule sa stola aux accents anthracite, richement décorée par des pierres de serpentine et d'améthyste trahit son appartenance sociale. Ses pas aériens la mènent jusqu'à la nuit noire où elle s'engouffre sans un bruit, laissant derrière elle les crescendos d'une union charnelle qui éclate en mille gémissements.

Nocturne, Pompéi palpite par saccades, son cœur dallé battant calmement sous la cage thoracique d'une population endormie, alourdie par la saveur soporifique du vin de cécube. Les éructations magmatiques du Vésuve plonge la ville dans une éternelle torpeur brûlante qui lacère son épiderme de l'aube au crépuscule. Mais la nuit, l'étouffante fièvre pompéienne se calme, laisse place aux frissons envahissants d'une condensation glaciale, qui s'accroche à sa chevelure, coule en rigoles imperceptibles sur ses joues de lys pour se glisser derrière ses lèvres closes et insuffler en elle le frimas d'une solitude désarmante. Les voiles opaques de minuit ne l'ont jamais habillée d'inquiétude, mais elle avance à tâtons sur un échiquier qu'elle connaît à peine. Athènes et ses cases distinctes lui manquent. Elle qui se plaisait à un faire avancer ses pions à l'aveuglette sur une plaque de marbre dont elle connaissait les moindres reliefs. L'inconnu est un némésis qu'elle se refuse d'affronter sans armes. Et alors qu'elle se fond aux ombres qui l'environnent, elle laisse glisser ses pieds sur les dalles ternes, place sa palla sur sa tête, masquant à l’œil étranger l'éclat malachite de ses yeux comploteurs avant de bifurquer à l'angle de la via Stabiana. Et malgré la lutte qu'elle livre à la crainte, l'obscurité qui l'entoure éveille de sombres pensées qu'elle sent déjà couler à la frontière de son occiput pour baigner sa nuque des craintes qu'une telle cavale clandestine pourrait lui valoir. Et si elle ne trouvait à la commissure des lèvres tarifées qu'inepties et mensonges, que calomnies et faussetés, engoncés derrière des cuisses qui avalent chairs comme deniers ? Et si elle ne trouvait dans l'ombre du lupanar que poignards émoussés par la rouille d'une malveillance corrosive, mains prédatrices attirées par les promesses d'une chair immaculée au goût de miel ? Ses craintes sont sublimées par la caresse diffuse de l'éclat lunaire sur sa peau, révélant un instant des lèvres à la teinte cinabre alors qu'elle se glisse comme une ombre dans les rues de Pompéi, longe les villas et saisit les points de lumières, éclats lointains de torches tremblantes, d'un regard nerveux.

La pesanteur d'une appréhension fugace exerce sur ses tempes une pression impossible à ignorer alors qu'elle capte d'un œil fugitif l'ombre désincarnée qui se dessine dans la lumière de l'astre nocturne. Sa poitrine se soulève et suspend son mouvement alors que son cœur s'emballe et pulse avec frénésie dans sa prison osseuse. Son pas leste s'est mué en marche rapide. Elle ose un regard derrière elle, capte l'azur d'un regard étranger. Puis alors que son souffle se calme, que le sang afflue de nouveau derrière ses joues et réchauffe à nouveau ses mains glacées par l'inquiétude, le flegme d'une explication rationnelle s'écrase sur les falaises de son intellect : et si ce n'était qu'un autre sbire de Cassius chargé de l'épier, de la traquer sans relâche et de rapporter ses moindres faits et gestes ? Rassurée par cette perspective, la confiance baignée d'orgueil qui ponctue tous ses sourires la pousse à ralentir légèrement la cadence jusqu'à sa destination. Le lupanar se dresse devant elle, sanctuaire aux portes carnées brûlantes, repère des demies vies animées par l'anticipation d'une intrication bestiale, berceau des amères confidences, épicentre des rumeurs, puisque carrefour de toutes les chairs, aussi bien patriciennes que plébéiennes et serviles. Elle se sent toujours suivie, épiée. Avec un sourire amusé, dissimulé sous sa cape, elle se submerge dans l'océan d'ombres qui borde le lupanar, se soustrait au regard inquisiteur à l'angle du bâtiment. Le claquement des pas qui se rapprochent lui arrache un frisson qui lézarde son ventre et son dos alors que sa main s'enroule silencieusement autour de la garde du poignard, jusqu'alors dissimulé sous les draperies ardoise de sa stola. Elle sait très bien qu'il va la suivre dans les dédales obscurs. Se cache-t-il ? Se dissimuler, elle sait aussi le faire, se drapant de la noirceur qui l'entoure dans l'attente d'un affrontement qu'elle devine inéluctable. Et alors qu'il s'engouffre lui aussi dans la ruelle, elle profite de l'effet de surprise pour le plaquer au mur juste avant de lui glisser le fil tranchant de son poignard sur la gorge et lui souffler :

Alors, on me suit ?

Comme un félin avec sa proie, elle glisse une griffe sur sa toge, laisse la lame glacée s'attacher à la peau lisse de son cou, comme une sangsue, juste sous la pomme d'Adam. Elle sait que d'un geste, elle peut laisser la vie du jeune homme s'écraser sur le parvis dans un clapotis vermeil. L'Achéenne sent ses doigts empoigner un morceau de vêtement, elle y sent le battement affolé du cœur de l'ombre, là, sous l'amas de tissu. La jeune femme sent les tentacules de l'adrénaline s'agripper à son épine dorsale et remonter...Le couteau exerce une pression plus forte sur sa gorge alors qu'elle laisse ses yeux vagabonder sans pudeur sur son visage aux traits presque enfantins. Elle lui souffle :

Donnez-moi une seule raison de ne pas répandre votre sang sur le pavé...
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Dernière édition par Circea Valens le Mer 16 Oct - 19:20, édité 3 fois
Jeu 1 Aoû - 23:04
Re: Gouttes d'ombre et poignard subtil [PV Cnaeus Loreius Tacitus]   




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Les ombres mouvantes hantaient les ténèbres de Pompéi, rendues livides par la clarté lunaire. Elles allaient et venaient, se balançant au rythme de la bise océane, se dérobant sans cesse aux regards étrangers, empruntant les allures les plus terrifiantes, avant de s’éclipser discrètement, se fondant aux façades des demeures latines, aux pavés des rues rectilignes. Elles erraient dans ce dédale sans vie, dans ce labyrinthe peuplé de mystères, aux murs rébarbatifs, menaçants. Foulées par ces ombres, les allées droites saignaient cet amas de bois, de torchis et de briques, ce monstre informe qu’était Pompéi, agité de mille spasmes, frissonnants de mille rêves, hanté par ces mille spectres livides, qui marchaient sous la lumière des étoiles, qui s’emparaient brusquement d’un bâtiment éventré, pour en faire une créature difforme, la pire engeance du Tartare, puis s’enfuyaient brusquement, dès lors que vous paraissiez au coin d’une rue, que vous vous approchiez un peu trop de ces apparitions nocturnes. Le moindre flambeau réveillait mille morts, qui bondissaient brusquement, battant en retraite face à la furie des flammes, alors que claquaient sur les pavés froids les caligae des vigiles nocturnes.

Mille frémissements, milles craquements déchiraient le silence de la nuit. Mais, déchiré par ces terribles convulsions, le ciel étoilé ne laissait échapper le moindre soupir, le moindre gémissement, si ce n’était la plainte lancinante du vent marin. Le moindre murmure résonnait au sein de ces ténèbres muettes, se répercutait sur les façades mutiques de cette ville endormie, jusqu’à en paraître assourdissant, avant de s’éteindre, étouffé par le calme sépulcral. Ce calme vous oppressait, vous ôtait toute parole, faisait taire le moindre sifflotement, le moindre murmure, sous un étau glacial, sous un étau implacable que seules osaient braver les bêtes nocturnes, emplissant le ciel étoilé de leurs vrombissements, de leurs lointains hululements. Mais ceux-là disparaissaient à leur tour, emportés au loin par le vent marin, par cette bise silencieuse qui anéantissait les rêves et les ombres, brisait ces illusions de calme, et de sécurité. Cette muette solitude annihilait toute bravoure, les rares  passants se faisaient silhouettes furtives, allongeant inconsciemment le pas.

Pompéi se dérobait à vous, s’enveloppant  dans un voile de ténèbres ; les allées jusque-là familières vous paraissaient étrangères, ces édifices connus se muraient dans leur mutisme, ombres colossales se dressant subitement sur votre passage. Les foules diurnes envolées, les rues étaient livrées aux criminels et aux chiens errants, se déchirant violemment leur maigre pitance. La nuit leur appartenait, et seules les étoiles lointaines osaient contempler leur reflet dans le sang versé, dans les flaques écarlates du meurtre. Esclaves évadés, métèques égarés, une vermine grouillante faisait sienne la cité endormie, prenait possession de la ville, de ses ruelles, de ses places et de ses fontaines. Ceux-là jouaient du couteau pour défendre un royaume sans frontières, tailladant gorges et jarrets, veines et tendons, tuant, mutilant pour survivre à la folie nocturne, sous les jappements furibonds de ces meutes de chiens ensauvagés. Citoyens aisés et vigiles fuyaient ce monde d’ombres sanguinaires, se réfugiaient derrière le flamboiement de leurs flambeaux, derrière la lueur vive de leurs torches. Les flammes irradiaient le long des glaives dégainés, sur le fil de l’acier tranchant, comme en fusion. Ils ont peur du noir…

Cnaeus ne craignait pas ces ténèbres. Peu lui importait la folie des hommes, la laideur des miséreux, les cris des bêtes nocturnes. Peu lui importaient les traquenards et les coupes gorges, cet univers d’ombres mouvantes, menaçantes. La nuit l’engloutissait, comme elle engloutissait tous ces autres hères, elle s’emparait de lui et le berçait comme elle berçait ces mille orphelins aux mains sanglantes, ces mille damnés qu’elle soustrayait à la vengeance des Érinyes, pour quelques heures. Il n’était plus rien, plus rien qu’une ombre furtive, une silhouette encapuchonnée glissant le long des trottoirs déserts, fendant les brumes nocturnes. Le vent gémissant, la lumière glaciale des étoiles le berçaient, lui tenaient compagnie, démons nourriciers peuplant ses propres ténèbres. Ils glissaient sur sa peau comme autant de caresses impalpables, de promesses muettes, et lui s’en contentait, s’oubliant dans cette quiétude violente. Il sentait le danger, menace muette, le pressant toujours plus à chaque pas, à chaque enjambée, comme la promesse d’une mort sanglante, comme le chant funèbre de l’acier dégainé, du gourdin vrombissant. Sa nuque s’en hérissait, à chaque coin de rue, au moindre grincement, au moindre gémissement du vent nocturne, d’une poutre torturée par le poids de la brique. Il sentait ces frémissements parcourir son corps, ses veines se dilater sous les pulsions cardiaques, alors que pendait, le long de son flanc, comme une tentation indicible, le poids mort d’un poignard dissimulé, perdu dans les plis de sa toge. Mais l’arme restait là, inutilisée, alors que sans cesse virevoltaient ces mille ombres autour du patricien, s’avançant puis de dérobant, prenant des dimensions titanesques avant de se fondre dans la brique, et dans la chaux.

Cette terreur qui s’emparait de son être le fascinait, il s’en délectait avec une curiosité presque morbide, goûtant à cet air de mort, que portaient les gémissements du vent. Tout était si calme, si vide… Il aimait ce vide grouillant de violence, aux relents écœurants du sang versé. Il plongeait avec délices dans cet univers enténébré, abandonnant les marbres et les fresques de sa villa pour ces bouges puant la pisse, les tripes rendues par quelque miséreux trop ivre. Il se faufilait le long de ces insulae menaçant ruines, aux poutres pourries, aux murs déchirés par de larges fissures, dont l’enduit de chaux s’effritait sous votre main. Là gisait la lie de Pompéi, là gisait mille êtres rabougris, mille mains creusées par le labeur, par la souffrance, mille regards étincelants de fièvres, animés par l’avidité. Ces mille poitrines se soulevant péniblement, pour respirer au milieu de la poussière, des moisissures et des immondices, ces mille bouches sifflantes, quémandant chaque jour un peu plus de pain à tremper dans leur bouillon limpide, pour vivre, pour survivre une misérable journée de plus. L’âme de Pompéi, l’âme brisée, éreintée de la cité romaine, cette âme misérable, s’entassant le long des murailles de la ville, cette âme de citoyens miséreux, d’affranchis, de métèques, d’esclaves clandestins, se dissimulant sous cette couche de crasse, de pauvreté. Le pouvoir. Le véritable pouvoir. La foule de ces damnés, n’ayant rien d’autre à perdre. La foule bouillonnante, à la peau tannée par le soleil de Campanie, sans cesse au bord de l’insurrection, pour peu qu’on l’excite.

C’est à ces misérables que Cnaeus se mêlait, sans nulle escorte, empêtré dans sa toge citoyenne. C’est parmi ces misérables qu’il recrutait ses agents, qu’il prenait le pouls de la ville enfiévrée, qu’il entendait les secrets les plus sombres, qu’aucuns eussent voulus ensevelis. C’est à ces misérables qu’il apportait son pouvoir, ses promesses, c’est ces misérables qu’il corrompait, pour frapper dans le cœur de la nuit, pour mener à bien ses basses œuvres. Il n’était pas grand-chose, le fils muet d’un bègue agonisant, méprisé par l’élite patricienne, sans la moindre responsabilité politique. Que le mépris de ces riches pompéiens le couvre d’un manteau de ténèbres, lui recrutait ses agents librement, engageait à son service les dirigeants de cette cité d’ombre, fréquentant de nuit la pire engeance qu’il soit, les pires bouges de la cité. Il s’immisçait progressivement dans les luttes sanglantes des clans criminels, s’initiait à cette politique du sang, tandis que son père étouffait dans son propre vomi, tandis que l’élite patricienne tissait alliances et trahisons dans son habituelle débauche luxueuse.

Une ombre, errant dans les sombres ruelles. Une autre silhouette enténébrée, longeant les murs pâles, les façades aveugles. Le frissonnement d’un voile, balayant d’une caresse aérienne les pavés muets. Un mouvement de fuite, léger, à peine perceptible, quelques pas précipités. L’apparition avait été furtive, un simple courant d’air filant au ras du sol, un simple frissonnement soyeux, dans la nuit. Cnaeus releva la tête, vivement. Elle était là, à quelques pas de lui, filant silencieusement dans les rues désertes. Le patricien s’arrêta un instant, suivit des yeux la frêle silhouette, intrigué. Elle allait, insouciante, ombre perdue parmi les ombres, songe nocturne égaré au milieu de ces cauchemars de ténèbres. On distinguait nettement, sous la longue palla, les courbes gracieuses d’une femme, dissimulée sous un voile de nuit. Elle était seule, seule dans l’obscurité, oublieuse de ces mille menaces qui l’attendaient, tapies dans les plus sombres recoins , de ces mille dangers qui vous happent brusquement, dans l’amertume de la nuit, alors que le soleil n’est plus qu’un pâle souvenir, et que la lune elle-même se détourne de la terre. Elle était là, à la merci de ces esclaves en fuite, de ces métèques égarés, qui vous tranchent la gorge pour la moindre pièce d’or, qui vous poignardent pour le moindre reflet d’argent. Et pourtant, elle ne semblait guère s’en soucier, elle survolait de son pas léger les rues désertes, sans la moindre appréhension. Instinctivement, Cnaeus l’avait suivie, avait emboîté son pas au sien.

Il ignorait pourquoi il faisait cela. Pourquoi diable fallait-il qu'il se glisse à sa suite, dans ces ruelles enténébrées ? Pourquoi fendait-il l’obscurité, longeait-il ces murs silencieux, pourquoi tressait-il ce pont d’ombre, entre deux âmes égarées, entre deux esprits en fuite, perdus dans la nuit de Pompéi ? Pourquoi, pourquoi fallait-il qu’il se soucie de ces songes nocturnes, qui hantent la cité une fois le soleil couché ? Pourquoi fallait-il qu’il s’occupe d’affaires, qui ne le regardaient pas ? Pourquoi… Il l’ignorait, il ne voulait pas le savoir. Une curiosité mal placée, sans doute, un peu de suspicion. Rien de plus. Peu importait après tout. Ce qui comptait, c’était cette silhouette, cette ombre qui filait devant lui, qu’il ne voulait pas perdre. Qu’elle aille où elle voulait, il la suivrait, peu importait l’endroit. Il lui fallait savoir, savoir pourquoi. Les ombres ne errent jamais au hasard, toujours elles poursuivent un but, qui n’a de sens que pour elles. Celle-là errait dans les ruelles ténébreuses, offrant son corps sans défense aux pires dangers de la nuit. Il devait y avoir une raison, une raison suffisamment forte pour  qu’elle se livre entièrement à l’obscurité, en dépit de toutes les menaces, de tous ces cris étouffés que renferme la nuit. Cette raison, Cnaeus voulait la connaître.

Un regard en arrière. Un éclair qui déchire la nuit, le foudroie sur place. Le patricien bondit, se plaque contre un mur, se réfugie dans l’ombre protectrice. Elle ne l’a pas vu, il ne faut pas qu’elle le voit. Les aspérités de la brique lui endolorissent le dos, instinctivement, il retient sa respiration. Les veines palpitent le long de son coup, dilatées par une soudaine peur. Il n’a rien à craindre d’elle, elle ne sait même pas qui il est. Il doit se calmer, reprendre son souffle. D’ailleurs, elle ne l’a pas vu, elle repart déjà, va bientôt disparaître dans les ténèbres, ombre parmi les ombres… Le couinement d’un rat, le craquement d’une vieille poutre. N’importe quoi a dû attirer son attention, l’effrayer. Elle ne l’a pas vu, elle est déjà partie… Le patricien ose un regard vers la silhouette qui déjà s’estompe dans l’obscurité, se détache lentement du mur. Rien n’est changé, toujours le même sifflement du vent, les mêmes chants nocturnes, d’insectes ou d’oiseaux, de racaille ou de chiens errants. Rien, pas la moindre altération n’affecte la cité. Il ne s’est rien passé… Le frissonnement d’un tissu soyeux, le choc sourd de la brique contre sa chair meurtrie. Rien de plus. Il fait un pas en avant, reprend sa route, suivant à une distance respectueuse la silhouette aérienne qui le précède.

Le martellement étouffé de ses pas sur les pavés, les frissons de la cité ensommeillée… Il ignore où il va, s’enfonce toujours plus loin, plus profondément dans les entrailles de la ville. La lueur de la Lune éclaire Pompéi de sa lueur blafarde, comme un linceul blanc s’abattrait sur un cadavre encore frais. Le calme, le calme absolu, à peine le frissonnement lointain de la mer, le sifflement du vent glacial, et toujours cette ombre, ce feu follet de ténèbres, qui virevolte, ignorant l’homme qui le suit, glissant le long des trottoirs déserts. Elle s’est à peine ralentie, comme rassurée par ce chant funèbre qui descend des étoiles, glisse sur les pentes du Vésuve. A quelque pas se dresse un lupanar, aux feux éteins, comme si ses flammes écarlates étaient repues, pour un temps, de l’or éclatant. Nul gémissement ne s’en échappe, les chairs mortes des putains se reposent péniblement, avant que ne recommence le carnage quotidien, les assauts de ces charognards chargés de semence. Cnaeus glisse le long de la façade du bâtiment, de ce lieu de débauche, inquiet. Nul odeur ne s’en échappe, et pourtant, il lui semble que s’exhalent des vapeurs de putréfaction, qui vous prennent à la gorge, au cœur. Quelque chose de malsain coule le long de la façade, l’étreint comme un serpent étrangleur, lui donne un semblant de nausée, et pourtant, il ne sent, il ne ressent rien, rien  d’autre que ce léger malaise qu’il ne peut dissiper.

L’ombre a disparu.

Une explosion soudaine. La foudre qui s’abat sur lui. La morsure d’une main qui broie son épaule, les ongles qui pénètrent sa chair. Un choc, sourd. Des étincelles qui embrasent la nuit, un éclair argenté qui illumine les ténèbres. Sa tête bascule en arrière, cogne la brique. Tout tourne brusquement autour de lui, il ne sait pas où il est, il tente de se débattre, essaie de se détacher de ce mur qui semble vouloir l’engloutir. Une morsure aigue, juste sous la gorge, sous sa pomme d’Adam. Les ténèbres qui l’ensevelissent, l’ombre qui l’entoure de toute part, se dresse face à lui, menaçante. L’immobilise. La nuit semble s’être renversée, comme si mille étoiles brusquement avaient explosé dans les cieux, noyant les terre de flammes glaciales, comme si mille vagues de tempêtes s’abattaient dans les ruelles de la cité, l’engloutissaient. La terre semblait avoir tremblé, mais, tout autour de lui, les bâtiments fissurés conservaient une effrayante immobilité, et la nuit gardait son calme sépulcral.

— Alors, on me suit ?

Tout retombe, brusquement. Cnaeus était seul, seul dans les ténèbres, seul face à la lame argentée, qui lui cisaillait désagréablement sa gorge. La ruelle était déserte, entièrement plongée dans les ténèbres. Personne, personne pour lui venir en aide, personne pour appeler le moindre secours, effrayer l’intrigante. Ils étaient seuls, l’un face à l’autre, coupés du monde, noyés dans ces ténèbres qui les enserraient, ne leur offraient aucune échappatoire. Ils étaient là, l’un contre l’autre, dans une étreinte qui n’avait rien de sensuel. Le patricien sentait ces mains qui l’agrippaient, les mille dents de l’acier acéré, qui mordaient sa peau, il sentait cette haleine fraîche sur son visage… Et puis ces yeux, ces yeux, ces yeux qui couraient le long de ses traits, le scrutaient avec une curiosité troublante… Ces yeux verts pâle, qui ne le lâchaient pas, le poursuivaient sans relâche, alors qu’il déglutissait péniblement, tentait de déchiffrer ce visage d’assassin, ces traits provocateurs. Et puis il y avait cette voix, cette voix qui le hantait, cette voix envoutante, cette voix qui contenait mille menace, sans pour autant être menaçante, sans que ne transperce la moindre haine, la moindre violence… Il sent son visage près du sien, toujours cette même provocation… Aussi insaisissable qu’un feu follet, aussi vive qu’une ombre…

— Donnez-moi une seule raison de ne pas répandre votre sang sur le pavé...

Il sent son souffle qui glisse sur ses joues, les mots qui sifflent doucement à ses oreilles… Elle était ténèbres, elle était nuit… Aussi sournoise, aussi périlleuse que les ténèbres… Il sentait l’acier sous sa gorge, il sentait ce mur de briques, dans son dos, qui lui refusait toute retraite, et toujours ces ombres, qui tournoyaient autour d’eux, les enfermant  dans un cercle de ténèbres… Il ne pouvait rien faire, il ne pouvait faire face, il ne pouvait fuir. Comment, de chasseur, avait-il pu devenir proie ? Comment, traquant cette ombre effarouchée, avait-il pu se trouver à sa merci ? Peu importait. Sa position n’était pas agréable, certes. Mais il ne s’en souciait guère. Il n’y avait qu’une lame, entre lui et cette ombre, ce feu follet de ténèbres. Rien de plus. Une brindille d’argent, qu’il lui suffirait d’écarter, pour reprendre en main la situation, pour renverser à nouveau leurs rôles. Elle jouait, comme un chat face à sa souris, elle jouait avec lui. Rien de plus. Jamais elle ne le tuerait. Jamais elle n’imprimerait à son poignet ce mouvement si léger, si délicat, qui le séparait de la vie et de la mort. Jamais… Peu importait. Qu’elle le griffe si elle le voulait. Il n’en était pas à une balafre près. Tout ce qui importait à présent, était de reprendre son ascendant  sur cette ombre, qui osait le menacer. Lui, l’héritier des Loreii… Qu’elle joue avec son poignard, si elle n’avait que cette arme pour se défendre. Il saurait bien la faire plier…

-Vous n’allez pas le faire.

Sa voix était neutre, détachée. Les yeux dans le vague, il se contentait d’attendre, d’attendre qu’elle en ait fini, avec cette mise en scène, avec ces menaces en l’air. Ses poignets étaient bien trop fins, sa toilette bien trop soignée pour qu’elle ose faire couler le sang. Une patricienne, avide de curiosité, avide de nourrir une imagination trop fertile. Rien de plus. Rien. Ou si peu…
Mar 6 Aoû - 6:06
Re: Gouttes d'ombre et poignard subtil [PV Cnaeus Loreius Tacitus]   




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GOUTTES D'OMBRE ET POIGNARD SUBTIL
Circea Valens ℘ Cnaeus Loreius Tacitus
Ambiance musicale:

Souffle désincarné. Soupir disloqué. Elle sent le grain de sa peau se cribler de délicats reliefs, des fresques d'un grand frisson qui la couvre de la chute de ses reins à sa nuque, remontant avec violence par l'échelle de ses vertèbres jusqu'à sa chevelure d'onyx. Sous sa main glacée un corps brûlant, les exhalaisons magmatiques d'une tectonique imprévisible à la subduction inéluctable ; comment une poitrine agitée par la crainte peut-elle supporter une chaleur aussi accablante alors qu'elle se cristallise inextricablement dans un froid boréal, une averse de frimas nocturne qui s'accroche à ses yeux pour en voiler l'émeraude ? La vacuité, le vide. Une hypothermie hypocrite qui ne fait que lui rappeler avec plus de tranchant la morsure polaire de sa solitude, de son impuissance, de sa vulnérabilité...Et elle s'imagine toujours, bien ingénue, qu'elle peut faire peser sur lui une ascendance physique gagnée à la pointe d'un vulgaire couteau, d'une dague dont le fil lui apparaît soudainement plus émoussé que sa volonté à le faire flancher. Ses iris opalins glissent un instant sur le métal qui luit dans l'ombre, s'accroche péniblement à cette peau anonyme comme on s'accroche à une lubie enfantine, à une réminiscence arrachée par le temps à l'océan mémoriel ; son regard se hisse sur cette mâchoire dont elle suit les falaises escarpées avec intrigue avant de frayer silencieusement jusqu'à l'étang céladon de ses yeux où sa conscience se noie l'espace d'un instant fugace. Se jouera-t-elle de la beauté jouvencelle de Nona, faisant danser sur son visage énigmatique des ongles rougis par l'incarnat d'une suprématie lâche et insipide ? Les éventualités d'un amusement badin la poussent à l'orée d'une nuit blanche où elle fantasme déjà ce charme sibyllin, presque succubique, où le poignard d'acier serait irrémédiablement remplacé par celui, plus insidieux encore, du jeu sexuel.

Pourtant, les lueurs qui se consument derrière ses prunelles la font tanguer à la frontière de l'hésitation, alors qu'elle s'habille des voiles de Decima. L'indécision la fait vaciller, sa poigne se fait moins puissante sur la garde de la dague, mais elle sent toujours pulser dans sa main un cœur à la merci de ses caprices. A-t-il perçu à l'ombre de ces cils l'incertitude qui mouille son regard, cette curiosité envahissante qui la déchire de questions, la pousse dans la camera obscura de sa conscience pour l'y emmurer dans un huit-clos implacable ? Alors qu'elle le sait en proie à des questions aussi obsédantes que les siennes, elle saisit l'ombre fugace qui voile son regard, le trempe successivement de l'éther de la résignation, puis de l'indifférence. Et elle perd le contrôle, à la minute où elle le sent se dérober à sa prestance, à la seconde où il s'affranchit du silence hégémonique pour la gratifier de son désintérêt ponctué de paroles ni acides ni sucrées, placides. La vacuité, le vide. Encore, plus pressants, plus étouffants, plus déstabilisants. Dans ce flegme, elle cherche la violence, mais ne la trouve nulle part. Au moins est-elle moins douloureuse que l'absence de sentiments, que cette voix patibulaire et désinvolte. Comment s'expliquer à elle-même qu'elle a quitté la villa pour ne plus souffrir de sa solitude imposée, pour chercher dans la nuit les horreurs de cette Sodome nyctalope afin de se prouver à elle même qu'elle vaut plus qu'une catin à ses yeux ? Comment pourrait-elle se convaincre qu'elle invoque les stigmates d'un rapt arraché à ses cuisses adamantines ou même les brûlantes scarifications d'une ombre avide de poser ses doigts souillés sur les deniers de sa bourse dans le but de le faire descendre de sa tour d'ivoire pour oser sur elle un regard plus qu'incestueux, un regard d'amour ?

Vous n’allez pas le faire.

Les six mots coulent sur son visage, la maculent d'un froid incommensurable alors qu'ils pénètrent lentement sa conscience. Comment pourrait-elle ne pas voir qu'elle voulait arracher à cet étranger les tourments qu'elle était venue délibérément chercher dans cette masse indigeste de spectres blafards ? Comment ne pas s'avouer qu'elle souhaitait avec une ferveur fiévreuse le voir retourner cette lame contre sa propre gorge, faire cascader en rigoles sombres le sang des Circeii sur sa poitrine pour la laisser, exsangue, mais libérée, sur le linceul dallé de cette ruelle sordide ? Ne serais-ce que pour que Cassius la pleure enfin. Ne serais-ce que pour qu'il ne lui arrache pas lui-même cette vie qui était la sienne... Et malgré l'ampleur de ce creux qui avale sa volonté, elle se vautre déjà dans les chaudes promesses de la résilience pour balayer du revers de la main les cendres qui s'accumulent dans la cavité de son âme. Elle sait d'ores et déjà qu'elle n'hésitera plus à revêtir la stola sépulcrale de Morta et de trancher le fils des jours de l'anonyme s'il ose encore se soustraire à son emprise par la parole. Sa main blanche presse avec fermeté le cuir ciselé de la dague si bien que le sang abandonne ses phalanges pour pulser à ses tempes, tintamarre inaliénable qui se conjugue aux mélopées du silence, au chant de la nuit qui fuit. Il ne la regarde déjà plus, fixe dans le lointain ses pupilles pour s'y engouffrer tout entier, la laissant une fois de plus seule au bord de l'inanition, affrontant cette faim de reconnaissance qui gronde dans son ventre. Le masque d'un orgueil écorché revient hanter ses traits alors qu'elle laisse le plat glacial de la lame s'attacher à la joue de sa proie pour la forcer à soutenir son propre regard. Délaissant les étoffes de sa toge, elle remonte lentement le vallon de son cou pour explorer avec douceur la cime de sa mâchoire avant d'y accrocher ses doigts. Ses iris brûlent d'une flamme impérieuse alors qu'elle offre le lourd silence en offrande à cette nuit humide qui achève de clouer dans son échine un froid grandissant, désarmant. Les secondes s'épuisent dans le chuintement saccadé des souffles, elles s'évaporent dans le clapotis imperceptible des sangs, elles meurent et renaissent dans le mutisme de l'attente...Ce jeu infini qu'ils s'imposent, un précaire équilibre. Lui donnera-t-elle raison ?

Vous ne m'en croyez pas capable ?

Le fil d'acier embrasse sa joue l'espace d'une seconde, puis elle le glisse à nouveau sur sa gorge avec l'adresse d'un félin qui promène sa griffe sur la peau délicate de sa proie. Elle empoigne son menton avec sa main gauche et pose la lame acérée sur sa carotide dont elle sent la pulsation agitée jusque dans son poignet. D'un geste rapide, elle lézarde la peau de l'ombre d'une entaille superficielle, à la jonction de sa mâchoire et de son cou, lui soutirant quelques précieuses gouttes sanguines qui s'échouent sur sa gorge avec la lenteur d'un magma trop dense. La précision de son geste sculpte sur ses lèvres rose les tons clair-obscur d'un sourire narquois. De sa voix feutrée, enveloppée par les langueurs de minuit, elle lui souffle :

Vous auriez pu me désarmer aisément. Pourtant vous ne l'avez pas fait. Vous vous êtes prêté à mon jeu. Maintenant, changeons les règles...

Elle détache le fil de la lame du drap de chair sur lequel il s'était attardé pour glisser le manche du couteau dans la main de l'inconnu. Les yeux embrumés par l'effervescence des anticipations, ses lèvres dévoilent des dents lactescentes, moment éphémère et fuyant, alors qu'elle empoigne la main nouvellement armée de l'inconnu pour la hisser jusqu'à son propre cou où elle plaque la lame glaciale. D'un regard, elle lui fait comprendre que les rôles sont inversés, comme la course de la lune qui semble s'être suspendue, tentée un instant de rebrousser chemin pour laisser couler sur eux le rebours d'un temps au grain trop fin. Enivrée par l'audace, elle ose poser ses mains sur les hanches de l'anonyme pour l'obliger à lui faire face, à la contraindre à son tour d'embrasser les aspérités tranchantes du mur de pierres, d'y calquer la cambrure de son dos pour y être brisée par la perspective de voir la dague la vider de ce qui lui reste encore de vie. Elle est plongée elle aussi dans cette attente insupportable alors qu'il se fait geôle de chair et de chaleur, dernier rempart humain entre elle et le monde sauvage qu'elle appelle d'une voix blanche et incertaine, dernier mirador la protégeant des spectres aux dents de loup qu'elle attire impunément d'un sang vierge et goûteux, à la lueur de la lune. Et alors qu'elle chasse doucement le froid qui l'habite en sublimant en elle cette chaleur dont il l'abreuve sans le savoir, elle lui souffle, vulnérable, fragile :

Qui êtes-vous ? Pourquoi m'avoir suivie ici... ?
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Lun 19 Aoû - 23:54
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Cette lame, posée en travers de sa gorge… Le contact de l’acier froid, de cet acier tranchant qui râpe sa peau, la déchire d’un tremblement… L’éclat faible d’un clair de lune, reflété sur le fil de la dague, juste sous son menton, cet éclat livide, cet éclat funeste… Comme un éclat de mort, égaré sur sa gorge tendre, un éclat mortifère, qui tiendrait sa vie en équilibre, le long de son fil acéré. Ce n’était rien, rien de plus qu’un morceau de fer, un vulgaire ustensile, abandonnées dans ces mains bien trop frêles, bien trop délicates… Un morceau de fer plus puissant que les juges des Enfers. Un morceau de fer qui tenait sa vie du bout de sa pointe. Il ne fallait rien, rien de plus qu’un baiser d’écarlate, rien de plus qu’une morsure de glace pour que sa vie aille se perdre en rigoles le long des pavés de la rue. Un simple mouvement du poignet, une fine déchirure… Et puis la vie, la vie, qui s’en va en bouillons sanguinolents, cette vie qui fuit, cette vie qui se perd dans les ténèbres d’un flot écarlate, qui tombe en cascades vermeil , dans les corridors de la mort. Jusqu’à ce que ce corps s’effondre, exsangue, patin désarticulé, livré à l’appétit des charognards, pour avoir succombé aux appétits meurtriers d’un seul être. Livré au néant. A n’être plus qu’une ombre, un souvenir perdu dans les ténèbres. A n’être plus rien. C’était ce rien, c’était ces ténèbres qui berçaient le fil de la lame, de cette lame qui caressait toujours tendrement la gorge du patricien, fatale amante.

Il suffisait d’un caprice, d’un mouvement d’humeur, pour que l’acier déchire la chair, et fasse couler le sang. Cnaeus sentait l’arme trembler, sous sa gorge. Le fil acéré de la dague, saisit par mille infimes secousses, mille spasmes de mauvais augure, lui raclait la glotte. Il sentait les tremblements se transmettre du bras, du poing de son inconnue, à l’arme mortifère, à cette arme de ténèbres qui tenait sa vie du bout de sa pointe. De longs frissons parcouraient sa peau, hérissaient son épiderme, coulant le long de son être en long frémissements glacés, sans qu’il ne puisse dire si la faute en incombait au froid nocturne, ou… Non. Il n’avait pas peur. Il ne craignait pas la mort, il ne craignait pas cette dague blême, cette dague assoiffée de sang… De son sang… Il sentait ces doigts raffermir leur prise sur le manche de l’arme, il sentait les funestes tremblements des phalanges, prêtes à accomplir le sanguinolent devoir… Le patricien sentait ce regard insistant posé sur lui, ce regard fixe, qui ne le lâchait pas, qu’il n’osait affronter… Il devinait le sang, il devinait la mort, enfouis au fond de ces prunelles, de ces pupilles enténébrées. Elle allait le tuer, peut-être. Elle allait le tuer, sans la moindre raison. Il se dégageait une aura autour d’elle, une aura insidieuse, qui se saisissait de vous, pour son propre divertissement. Vous ne deveniez qu’un être insignifiant, un pantin de chair, un vulgaire jouet, du bout de cette lame acérée… Mais Cnaeus ne voulait pas, lui, il ne voulait pas entrer dans ce jeu, assouvir les pulsions de cette inconnue, lui servir d'objet de divertissement... Il lui montrerait qu'il valait mieux que tous ces esclaves, que tous ces animaux exotiques qu'exhibaient les riches citoyens pour leur propre plaisir. Sa vie n'était plus rien, livrée à la pointe de la lame morbide, mais lui restait entier, le patricien resterait libre, quand bien même son corps entier serait livré à la merci de l'arme glaciale.

La morsure de l'acier remonte le long de sa gorge, telle un sinistre insecte cuirassé. Il sent le grain de sa peau écorché, alors que glisse sur sa peau la lame de l'inconnue, qui serpente contre lui, se love au creux de sa mâchoire pour se plaquer, froide, implacable, contre sa joue, baiser funeste, baiser de mort. Une pression, glaciale, contre son épiderme imberbe... Le patricien n'offrit aucune résistance, se livrant à l'arme, à cette femme qui se tenait face à lui. Il n'allait pas lui offrir sa résistance, il n'allait pas se débattre pour son bon plaisir, semblable à ces félins domestiqués qui se roulent au pied de leurs maîtres, serviles. Du plat de sa dague, elle lui intimait de l'affronter du regard ; Cnaeus se contenta de la regarder, neutre, droit dans les yeux, dans ces yeux étincelants d'orgueil, d'un éclat menaçant. Elle le dévorait du regard, impérieuse, mais il n'aurait su dire si elle voulait s'approprier son être, ou se livrer à lui. Ses mains le libèrent un instant, remontent le long de son corps, aux creux de sa gorge, sur l'arête de sa mâchoire, en une caresse tendre, menaçante. Le patricien sentait ces doigts courir sur lui, effleurer sa peau, comme on le ferait d'un animal domestique... Il ne réagirait pas. Peu importaient ses provocations, cet éclat qui animait son regard, elle s'écorcherait sur lui comme on s'écorche sur une armure de glace. Face à ces assauts méprisants, pris entre la chaleur de ces doigts bien trop délicats pour donner la morts, et cette lame glaciale, Cnaeus se réfugiait dans sa froideur, n'offrant aucune prise à l'inconnue, sinon cette immuable façade de marbre, qui lui dévorait le visage.

— Vous ne m'en croyez pas capable ?

Elle avait rompu le silence, la première. Comme si cette barrière mutique que le patricien avait dressée entre eux l'oppressait, la broyait d'une sourde étreinte. Elle se réfugiait dans la danse des mots, dans ce cartel verbeux, pour briser les ténèbres étouffantes. Brusquement, elle s'animait, flamboyante, animée par cette lueur de défi, qui brûlait au fond de ses yeux, embrasait son iris. Sa dague virevolta, en un éclair argenté, fondit sur sa gorge, tel un oiseau de proie, pour s'y déposer délicatement. Cnaeus ne broncha pas, impassible. Qu'elle joue, qu'elle essaie de l'impressionner. Qu'elle... La morsure avait été nette, silencieuse. A peine avait-il ressenti cette fine douleur glacée, cet éclair brûlant. Le sang coulait, le long de son cou, dans le creux de sa gorge. Il sentait le liquide poisseux dégouliner sur sa peau, chaud et humide. Un sang de patricien, le sang des Loreii. Son sang, qu'elle faisait couler pour assouvir ses désirs pervers. A peine cilla-t-il, à peine ses yeux se voilèrent. Elle avait fait couler son sang. Il la voyait, triomphante, jouissant à cette vue, à la vue du liquide écarlate. Elle faisait ce qu'elle voulait de son corps, jouant comme peuvent jouer les enfants martyrisant ces chiots errants. Il voyait ce même sourire balafrer son visage, le même sourire qu'arborait la marmaille sadique, ce même sourire de jouissance, face à la souffrance. Il sentait ce regard s’appesantir un instant sur la fine coupure, se délecter de l'entaille finement taillée.


— Vous auriez pu me désarmer aisément. Pourtant vous ne l'avez pas fait. Vous vous êtes prêté à mon jeu. Maintenant, changeons les règles...

Elle était toujours là, magnétique, langoureuse, à tenir son menton entre ses doigts, comme on le ferait d'une friandise. Elle se jouait de lui. Elle se jouait de lui, une fois de plus, mais tout cela était plus qu'un jeu pour elle. Il y avait là quelque de sulfureux, quelques interdits, qu'elle ne voulait rien de plus que transgresser. Elle le voulait à lui, elle se voulait à lui, cela, le patricien ne le comprenait que trop bien. Elle jouait à ce jeu d'impossibles, d'impossibles à briser. Mais Cnaeus était là, face à elle, immobile, se contentant de la regarder, impassible. Elle ne l'aurait pas. Elle ne pourrait faire fondre le marbre de son masque, ce masque funéraire qu'il arborait toujours. Mais elle n'abandonnait pas. Elle n'abandonnerait pas, égarée dans sa folie, dans sa folle passion. C'était la peur, c'était le danger, c'était le goût du sang qui avivait cette démence nocturne, ces ténèbres qui lui montaient à la tête. Et puis cette phrase, qui restait en suspend... Ces mots, suspendus en l'air...

La lame, lentement, se détacha de sa peau, laissant s'estomper cette sensation de brûlure glacée, laissant s'estomper le souvenir de l'acier. Un instant, Cnaeus osa interroger l'inconnue du regard, avant de se reprendre. Déjà, elle éloignait son arme, l'abaissait doucement. Le patricien sentit leurs doigts se croiser, s'emmêler... Et, au creux de sa paume, le contact rugueux du manche lacé de cuir, la chaleur de la dague, pesante dans sa main. Ce poids vivant, ce poids qui prenait vie brusquement... C'était donc cette sensation, que ressentaient les soldats, que ressentaient les meurtriers ? Cette sensation de puissance, cette sensation, brusquement, d'être invincible... Que tout vous appartient, que rien ne peut vous arrêter... Mais ce n'était qu'un vulgaire morceau de fer... Rien qu'une arme. Un artefact pour les plus rustres, pour les brutes sans esprit. Une arme est bien plus efficace lorsqu'elle est en d'autres mains... Cela, son inconnue semblait bien l'avoir compris... Déjà, elle ramenait son bras, elle ramenait sa dague vers sa propre gorge, vers sa tendre chair dénudée, lui lançant un regard sans équivoque. Elle dominait le jeu, elle voulait dominer le jeu. Il la sentit, poser ses mains sur ses hanches, se saisir de sa taille. A nouveau, il fut plaqué contre le mur de briques, à nouveau, il en sentit les aspérités creuser son dos... Mais c'était lui qui tenait l'arme, cette fois. C'était lui qui la menaçait... Et elle, toute entière, se livrait à lui, dégageant sa gorge immaculée, se pressant elle-même contre la lame blême...Elle se livrait à lui, comme se livraient les putains à leurs clients, mêlant le stupre à la soif de sang, à cette violente envie de mort. Il entend à peine ces mots, qu'elle lui murmure, dans un souffle lascif qu'elle exhale :


— Qui êtes-vous ? Pourquoi m'avoir suivie ici... ?

Sa voix, sa position... Elle se voulait tentatrice, irrésistible... Elle l'était d'ailleurs, sûrement. Il était seul, seul dans les ténèbres, sans le moindre témoin, sans le moindre empêcheur de tourner en rond... Et voilà qu'il avait, sous la pointe de sa lame, entièrement à sa merci, cette femme, une femme comme on a rencontrait si rarement, sinon dans les récits les plus érotiques, sinon au sommet de l'Olympe... Elle lui offrait sa gorge dénudée, sous la lame mortifère, elle s'offrait entièrement à lui... Mais lui ne voulait pas de cette chair, de cette peau blanche, lui ne voulait pas que ce corps tendre se livre à lui, dans la folie nocturne. Elle voulait brûler contre lui, elle voulait se brûler à lui... Mais Cnaeus était plus froid que la glace, plus sec, plus cassant que le fer. Il était patricien, il était riche, la chair n'était rien pour lui, rien de plus qu'une transaction de plus... Mais il ne voulait pas de cette chair, et des voluptés qu'elle pouvait lui prodiguer. Il n'était pas un animal, pour copuler ainsi, à même les immondices, dans les ruelles enténébrées. Il n'était pas une bête pour s'accoupler ainsi, pour se livrer à cette furie bestiale. Peu lui importaient ses charmes. L'inconnue s'en était pris à lui. Elle s'était jouée de lui, elle se jouait de lui, encore. Cela, le patricien ne pouvait lui pardonner.

Lentement, Cnaeus abaissa la lame. Il ne voulait pas d'elle, il ne voulait pas l'avoir à sa merci. Qu'elle cesse ses grimaces, ses simagrées. Il ne voulait pas de ses comédies, de ce jeu. Peu lui importaient ses pulsions, ses plus folles envies. Il n'était pas de ces chiots, avec lesquels jouent les patriciennes. Il n'était pas de ces animaux apprivoisés, qu'on torturait à sa guise, pour trouver là un simulacre d'affection. Il scrutait l'inconnue, fixement, sans la moindre aménité. Il saurait bien la faire cesser ce jeu. D'un geste brusque, il se dégagea d'elle, écartant sans la moindre tendresse, de son avant bras, ces mains qui l’agrippaient. Qu'elle cesse de se frotter à lui, pour commencer. Saisissant son poignet, il lâcha, sec :

« Je ne joue pas. Jamais. »

D'un large geste, il envoya voler plus loin la dague. Ils n'avaient pas besoin d'accessoires, pour se parler. Ils n'avaient pas besoin de menaces, de se mettre le couteau sous la gorge. Tant mieux si cela lui déplaisait, si cela manquait de violence, d'excitation. Lentement, le patricien desserra sa prise sur son poignet, le lâcha. Les ténèbres les enserraient tous deux, les reliant, les déchirant, les emplissant de son silence frémissant. Cnaeus s'écarta du mur de brique, se détourna de l'inconnue.

«Je suis Cnaeus Loreius. »

Il marqua une pause, se retourna à demi vers son interlocutrice.

« Les gens honnêtes dorment la nuit. »

Sa voix était froide, à nouveau, froide et posée, dénuée du moindre sentiment. Une simple remarque, un simple constat. La nuit n'appartient pas aux citoyens, la nuit n'appartient pas à la loi, à l'ordre. Elle appartenait à la nuit. A ses délices, à ses tourments. Elle détonnait, dans ce paysage d'ombres et d'embuscades, de viols et de meurtres. Elle détonnait, dans sa toilette trop riche, avec son feu diurne s'embrasant au cœur des ténèbres. Mais elle se livrait, toute entière, à la folie nocturne, à ces saturnales de pénombre. Cette nuit était la sienne. Cnaeus, était fait pour d'autres nuits. Peu lui importait, de venir la débusquer sur son terrain, sur son territoire. Il ne pouvait abandonner la lutte entre leurs deux corps, avant d'avoir arraché le voile de ce feu follet de ténèbres.
Mer 21 Aoû - 23:02
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GOUTTES D'OMBRE ET POIGNARD SUBTIL
Circea Valens ℘ Cnaeus Loreius Tacitus
La nuit l'avale. Bête famélique et carnassière, Léviathan irréductible qui impose sa loi, dépose le plomb de sa domination au creux de son abdomen pour la lester d'un sable mortel, sédiments proliférant dans la rivière de son ventre comme une érosion. Cette beauté d'albâtre n'appartient ni à l'hétérochromie de la nuit ni au cortège de Nyx. Elle ne s'entaille les mains que sur les angles obtus des phalanges d'Érèbe, se saignant de rubis entre ses bras somnifères pour y trépasser à l'orée du jour, exsangue, pleine de la vacuité qu'il a enfanté en elle. Et à chaque déclin du jour, à la lisière de la nuit, elle s'abreuve des lueurs rousses du crépuscule comme elle suce le lait d'obsidienne de la déesse nocturne pour se repaître de l'interdit que cette mère factice lui intime, éternelle enfant rebelle aux desseins funestes. Alors qu'elle s'éclipse comme la lune, s'arrache aux impératifs du jour et à l'étreinte réconfortante d'Hélios, elle accouche d'un caprice plus impérieux encore, celui de laisser sur le canevas des ténèbres une empreinte iridescente qui rivalise avec celle de Séléné, dont elle dérobe les charmes scintillants pour les faire siens et les garder jalousement. Pourquoi n'appartiendrait-elle pas à l'obscurité comme toutes ces ombres mouvantes, comme tous ces soldats immatériels qui veillent sur les miradors du Chaos primordial, comme toutes ces Érinyes qui n'attendent qu'une âme à torturer au carrefour des secrets ? Fille déshéritée des ombres, elle erre sans relâche parmi elles pour y réparer de ses doigts empressés et maladroits les ficelles patinées par le temps et l'usure, rompues par le tranchant de la blancheur qu'elle porte sur sa carnation comme un flambeau damné. Mais elle ne fait qu'enflammer leurs voilages de sa présence, les repousser et les expulser dans le néant comme on chasse des bêtes sauvages d'une torche à la flamme violente. Princesse déchue d'un royaume divisé entre nuit et jour, elle s'emmure dans sa solitude vagabonde et laisse ses pas incertains la mener vers une Fortune plus incertaine encore. Proie facile, brebis égarée dans des bois aux arbres de cendre et de neige, elle hurle aux loups et attend patiemment qu'ils viennent la prendre, juste pour le plaisir de sentir sa lymphe couler à grosses gouttes sur la neige, juste pour le plaisir de voir son sang tacher la blancheur immaculée, la couvrir de cicatrices vermeil. L'anonyme qui lui fait face n'est ni le loup ni le chasseur. Qu'un spectre pâle et insensible qui trace son chemin dans la rivière de l'obscurité, menant une barque invisible sur les flots immatériels d'une nuit secrète. Et elle lui en veut de n'être qu'un reflet insaisissable comme tous les autres, de n'être qu'une hantise résiduelle de plus, un frémissement dans le vent glacial, un frisson égaré sur le dos d'une main dénudée. Elle ne sent sur son visage ni souffle ni haleine, ne lit dans son regard ni lumière ni ténèbres. Qu'un cœur battant la mesure du temps, s'amenuisant progressivement sous ses doigts dans un decrescendo qui ne lui chante ni la mélodie de la vie ni la symphonie de la peur.

Je ne joue pas. Jamais.

Alors qu'elle demande la cacophonie il lui livre un son. Celui, métallique, de la dague qui s'étend sur le sol pour y mourir dans les ténèbres, engloutie dans l'océan des ombres faméliques qui dévorent la lame étincelante dans une déglutition sourde. Son regard sarcelle se rive au dernier éclat argenté qui frappe ses prunelles d'une lumière fugace, puis vient s'ancrer dans celui, morne et impassible, de l'inconnu fantomatique dont la vitalité n'est trahie que par l'ectoplasme carmin qui s'épanche sur le drap de sa peau et dont elle perçoit les pulsations souffreteuses dans la faible lueur lunaire. Un seul lien les unit encore, ce n'est plus celui d'une hégémonie glissant sur une lame menaçante ni celui d'une solitude partagée qui meurt comme elle a existé à la frontière du jour, mais une filiation osmotique, un échange de chaleur trivial qu'il rompt avec brutalité, la laissant encore assoiffée d'une rivière brûlante qui s'est trop rapidement tarie. La condensation glaciale se dépose à nouveau sur ses os, la privant d'une fièvre vitale qu'elle ne touche que d'un doigt amnésique. Plus encore, il se détourne d'elle, s'engonce dans un carcan de ténèbres qui croît avec la distance pour l'absorber presque entier dans son joug implacable, vindicatif. Déjà, elle a soif de cet élixir de mots qui la soigne de sa solitude, qui apaise cette endémie dégénérative.

Je suis Cnaeus Loreius.

Ainsi l'ombre a un nom. Le spectre de ses yeux semble enfin reprendre une forme tangible alors qu'il s'extirpe des flots de l'immatérialité. Cnaeus Loreius. Cette chaleur éphémère dans une nuit sans feu, elle lui doit. Cette présence salutaire tranchant l'épais manteau de sa solitude, elle lui doit. Mais la dette ne tache ni l'immaculée blancheur de ses épaules ni le suaire opaque de sa conscience. Le frimas d'une irritabilité exacerbée par son inconfort lèche sa nuque et orne ses lèvres de frissons imperceptibles qui ont cependant le mérite de jeter dans sa cage thoracique les douleurs d'une hypothermie enveloppante. Il semble un instant la quitter, l'abandonner comme un rejeton vagissant sur les dalles suintantes d'une humidité flagellante, la laisser à son inanition sociale, à l'abandon d'elle même dans cette masse d'ombres faméliques et acharnées, avides de déchirer le tissu sa peau frêle pour en redonner l'éclat volé à Séléné. Mais le voilà qui la captive à nouveau par son regard, phare faisant fuir les voiles ténébreux de Nyx, pour lui souffler, la voix chargée de frimas :

Les gens honnêtes dorment la nuit.

L'honnêteté. Le sophisme implacable qui coule de sa bouche est grotesque, inconscient, sans nuances. Affirmer que les gens honnêtes existent est en soi un non-sens, une chimère. Et s'il la bannit de cette catégorie sans plus de cérémonies, il s'y exclut lui même par sa simple présence dans le royaume des ombres. D'un pas aérien, elle réduit la distance qui les sépare, âmes isolées dans cette cage de ténèbres, réunies par les démences de Nyx et les caprices d'Érèbe.

Vous dites que vous ne jouez pas, Cnaeus Loreius, et pourtant vous êtes entré dans le jeu des ombres, sautant de l'une à l'autre pour me suivre jusqu'ici comme un prédateur traque sa proie, s'habillant du décor et se maquillant de mensonges.

La chaleur la guide jusqu'à lui dans ce labyrinthe d'obscurité. Sevrée de sa compagnie, injustement rejetée dans les flots tortueux du Cocyte, elle avance une main laiteuse vers son épaule.

Les gens honnêtes ne suivent pas les jeunes femmes fragiles dans des ruelles désertes sans but. Quel est le vôtre ?
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Elle est là, elle est toujours là, ombre défiante, décharnée. La nuit l’enserre, l’étreint, elle se livre à elle, elle se livre nue dans ses bras, pour en faire un voile aérien, un voile d’ombres, de murmures, de secrets inavoués, sous lequel frémit son épiderme. Le vent nocturne, les cris étouffés tourbillonnent dans ce monde éteint, ce monde livré à la folie des hommes, où les prières restent sans réponses, où les dieux restent sourds. C’était un monde de criminels, un monde de trahisons, de complots fomentés… Un monde sauvage, où ne s’exprimaient que les plus bas instincts, les râles les plus bestiaux… Nul salut n’était à chercher dans ces ténèbres, nul espoir… Sinon, peut-être, la frêle promesse d’une aube terne, d’un lendemain neuf… Mais la nuit,  mais mille ombres sournoises, menaçantes, se dressaient,   sur le chemin de l’aurore. Ne restait plus que l’amertume de souvenirs ensoleillés, l’espoir d’apercevoir, au loin, peut-être, l’horizon rosissant, les premiers traits d’Helios, menant son char… Mais ce n’était que folie, que pure folie… Les ombres persistaient, tenaces, dressant leurs rets sournois, se faufilant jusqu’au cœur des hommes pour y réveiller la passion, la bestialité, la haine, et l’envie, la jalousie, toutes ces soifs, qui vous brûlaient, vous déchirer, et auxquelles vous vous adonniez avec furie, hurlant, hurlant comme une bête… La nuit était le règne des bêtes, le règne des loups.

Mais elle se nourrissait de cette folie, elle se frottait aux prédateurs nocturnes, aux loups carnassiers, laissait leurs cris la transpercer. Les hurlements des bêtes, les râles de ces pauvres diables enragés la drapaient d’une étoffe noire, noire comme les ténèbres de la nuit la plus amère, noire comme les nuits des agonisaient, noire comme cette folie, qui nourrit le cœur des hommes, qui nourrissait cette soif inextinguible, cette soif qui la consumait comme une mauvaise fièvre…  Elle se laissait ronger par cette fièvre, insatiable, réclamant d’elle-même le feu qui déchirait ses entrailles, qui lacérait son être de ses ongles écarlates, se baignant dans ce sang de Nexus, comme l’on se baignerait dans une source fraiche. Vivante, elle aurait volontiers payé Caron, pour se livrer d’elle-même aux Érinyes. La nuit l’envoûtait, comme vous envoutent ces serpents orientaux, se glissant contre vous, se frottant à votre chair, sifflant leurs airs exotiques, exhalant ces sons enchanteurs de leur langue fourchue, de cette langue qui se faufilait entre les crocs argentés, mortifères. Elle aimait ces ténèbres, elle aimait cette nuit, et la folie des hommes, le battement imperceptible des veines, au creux de la gorge, ces battements qui s’accentuent, s’accélèrent alors que monte la folie, alors que tout votre être, ivre, se livrait à cette bestialité primitive… Mais Cnaeus n’était pas de ces êtres, Cnaeus n’était pas de ces bêtes… Il la sentait rebutée, face à sa froideur, face à son silence… Lui pouvait bien plonger au cœur de cette folie fantasmatique, dans les entrailles de ce démon nocturne, cette folie ne ferait jamais que l’effleurer… Il s’emmurait dans son silence, dans cette cuirasse de froideur, comme le plongeur retient son souffle pour ne pas laisser l’eau s’engouffrer dans ses poumons. Il ne cherchait pas la morsure du sel, les émotions affolées de la noyade. Tant pis s’il devait laisser cette ombre insatisfaite, tant pis s’il ne lui offrait pas son lot de frissons…

Mais elle avait besoin de cette chaleur bestiale, elle avait besoin de contact, de sentir ces chairs vivantes, palpitantes… Comme si, perdue dans les ténèbres, il lui fallait retrouver ses armes féminines, retrouver un peu de cette assurance, de cette sensation de puissance, de domination, que confère aux soldats le poids de l’acier, à ces envoûteuses, la pénible caresse d’un regard lascif. Elle voulait retrouver un peu de cet ascendant ambigu, un peu de ce pouvoir qui réside aussi bien à la pointe de l’arme acérée qu’à fleur de peau. Mais elle était seule, seule dans les ténèbres, seule dans cette nuit brusquement étouffante, dans cette solitude tapissée de mille ombre malfaisantes, insidieuses, de ces mille peurs qui vous rongent l’esprit. Peu importait que le patricien soit là, face à elle, à peine séparé d’elle par quelques souffles d’airs, il la rejetait dans ces ténèbres, dans la pénombre mélancolique de la solitude. Il la laissait, seule. Parlant à peine, rien de plus que ce qu’il fallait. Elle était perdue, sans personne pour lui porter secours, pour lui prêter assistance… Seule, perdue dans la nuit. Mais non, elle voulait retisser ce lien, entre leurs deux êtres, redessiner ce pont charnel, retrouver le contact de la chair, de l’étoffe, de l’acier, qui les avait uni un bref instant… Déjà, aérienne, elle fendait ces ténèbres, franchissait l’abîme pour s’approcher du patricien, comme s’il fallait qu’elle sente son souffle, sa chaleur, qu’elle pense l’avoir à sa merci ou, tout du moins, être assez proche pour le saisir, l’assaillir, l’attaquer. Il lui semblait qu’elle recherchait ce corps à corps ambigu, poursuivant ses propres lubies, ses propres appétits…

— Vous dites que vous ne jouez pas, Cnaeus Loreius, et pourtant vous êtes entré dans le jeu des ombres, sautant de l'une à l'autre pour me suivre jusqu'ici comme un prédateur traque sa proie, s'habillant du décor et se maquillant de mensonges.

Déjà, elle l’assaillait, lui lançait à nouveau ses traits mordants, légèrement dédaigneuse, à la façon des centaures fourbes de la mythologie. Il lui fallait elle aussi enduire ses projectiles de ruse, de fourberie, de charmes, de séduction, pour blesser sa cible, pour laisser se diffuser dans ses veines ces poisons insidieux. Elle tentait de l’emprisonner dans ses rets, pour l’emporter avec elle, sur son terrain de chasse, sur son terrain de prédilection. Peu lui importait la dague, elle avait trouvé meilleure arme, une arme mieux adaptée à ses mains trop fines, une arme dont elle connaissait davantage l’art… Alors elle ne pouvait plus attendre, impatiente, alors il lui fallait se jeter sur lui, distante encore, abritée de ce voile d’ombre, de ténèbres, mais encore proche, lançant les mots sardoniques pour combler le vide, assécher cette douve qui les séparer, pour le toucher, tout en se dérobant, semblable à ces cavaliers de l’Est, à ces cavaliers scythes qui n’attaquent qu’en se couvrant par un mouvement de retraite.  Non, à nouveau elle s’avance vers lui, sa main s’envole, franchit le vide, fend les ténèbres, comme pour monter à l’assaut de son être, ébranler ses défenses, sa résolution, frêle engin de siège. Il voit l’oiseau se poser, fragile, livide, sur son épaule, sur le pan de sa toge blanche. A peine sent-il la chaleur s’écouler du contact de sa peau, comme si les ténèbres, comme si la solitude, l’étreignant, l’avait vidée de son essence, de sa substance. Mais elle reste là, pareille à elle-même, dédaigneuse, virulente… Sans chercher à lui offrir le triomphe d’une supplication, d’un orgueil blessé ; le ferait-elle que, toujours, elle savourerait les délices de sa défaite, victorieuse.

— Les gens honnêtes ne suivent pas les jeunes femmes fragiles dans des ruelles désertes sans but. Quel est le vôtre ?

A nouveau elle se cabrait, décochait ses traits, tout en se livrant à lui d’une caresse, du contact de cette main froide, posée sur son épaule, le tirant à elle comme si elle le repoussait brutalement, se nourrissant de la folie de l’oxymore. Mais peu importait à Cnaeus cette folie dont elle s’abreuvait, peu lui importait cette soif qui la déchirait, il la laissait couler, impassible, le long de son être, comme coule l’eau le long de la pierre austère et glacée, lorsque la vague amère l’a assailli. D’un mouvement d’épaule, il se dégagea de ce poids frêle, qui l’encombrait, laissa dégringoler la main le long de son bras, pour qu’elle se perde dans l’abime de la nuit, qu’elle retourne à sa maîtresse. Il se tenait droit, impassible, dominant son interlocutrice, laissant ce vide ténébreux s’engouffrer entre leurs deux corps verticaux, séparer leurs deux êtres d’un mur inébranlable, insoluble… Il ne la lâchait pas du regard, de ce regard neutre, presque vide, que fuient les émotions, et que ternit l’indifférence. Il laissait cette chape obscure, cette chape de marbre noir, s’appesantir sur lui, sur eux. Il laissait le silence frémissant dresser un rameau de murailles, de fortifications entre eux, ne le rompant que pour mieux le laisser s’abattre sur eux, implacable, froid et austère. Il voulait briser ses pulsions, éteindre sa soif fiévreuse sous le gel de l’abime insondable, des ombres étouffantes. Il ouvrit la bouche, laissa sa voix se glisser dans cet habit de silence, répéta d’une voix lasse :

« Je ne joue pas. »

Peu lui importaient ses jeux, ses embuscades. Qu’elle lui lance ses traits d’esprits, ses traits Scythes, si elle le voulait. Il les regarderai siffler avec indifférence. Elle pouvait bien intriguer, l’intriguer peut-être, il ne lui offrirait pas le jouissance de voir son indifférence brisée, fissurée. Elle ne pouvait l’atteindre. Pas maintenant. Elle ne le connaissait pas, elle était seule… Détachée de la foule volage, de la foule bigarrée qui offre son appui à celui qui l’amuse, détachée de son sang, de ses richesses, qui servent qui est bien né. Ils n’étaient qu’eux deux, perdus dans l’abime de cette nuit frissonnante. Il reprit, avant qu’elle ne puisse répliquer quoi que ce soit, avant qu’elle ne puisse encocher le moindre de ses traits.

« On accepte le risque de perdre quand on joue. Pas moi. »

Il laissa un instant le silence volage reprendre sa place, se reposer lourdement, tel un oiseau de proie, laissant les dernières notes, les derniers mots s’engouffrer dans ses larges ailes enténébrées pour les étouffer, déchirant les dernières charognes sonores pour rassasier son appétit nocturne. C’était une épaisse tornade de plumes, noires comme la nuit, pesantes, qui s’abattait sur eux, emportait la moindre brise rafraichissante pour que ne souffle qu’un vent chaud, lourd, paresseux, de ces vents de désert qui vous dessèchent la gorge, vous ôtent toute envie de parler, de vous exprimer, de penser même la moindre phrase articulée, découragé par cette aride langueur. Un néant brûlant, sec, un néant enténébré qui les enserrait tous deux, sans même qu’ils puissent se débattre. Immobile, Cnaeus se contentait de fixer l’ombre qui se tenait face à lui, cette ombre qu’il aurait aimé voir empêtrée dans les ténèbres…  Il voulait que s’instaure ce malaise, ce malaise qui vous tourmente, persécuteur, ce malaise qui s’abat sur vous, lorsque l’abime effrayant vous empêche de partager le silence avec cet autre qui se dresse face à vous, et qui se retourne contre vous, vous asphyxiant tel ces serpents étrangleurs, obsédant vos pensées comme les vers malfaisants infestent vos intestins. Peu importaient les silences des poètes romantiques, les silences des musiciens, Cnaeus ne recherchait que ce silence vicié, maladif, ce silence qui horrifie les sociétés, qui ronge de solitude les âmes esseulées. Finalement, sans prêter la moindre attention à la question de son interlocutrice, laissant le vrombissement passé de ces sons articulés disparaître dans quelque gouffre anonyme, il poursuivit, retournant inconsciemment les mots de cette silhouette qui lui faisait face :

« Vous avez mon nom. Quel est le votre ? »
Jeu 17 Oct - 5:02
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GOUTTES D'OMBRE ET POIGNARD SUBTIL
Circea Valens ℘ Cnaeus Loreius Tacitus
Une victoire. Une joute. Une implacable logique froide, calculatrice, cartésienne, dénuée d'humanité. Variables incalculables, isolations chirurgicales, précisions tranchées, aseptiques. Il la déplace sans considération sur l'axe de l'indifférence pour la positionner, sans égard à l'incohérence, sur celui de la curiosité sporadique qui perce le silence opaque de ses lèvres. Il parle, murmure éthéré qui se perd dans le non-dit, s'étourdit de son ascendance sur le silence, du glaive qu'il s'est façonné à même les ombres de la lubie qu'il s'autorise. S'il a repoussé l'hégémonie métallique du poignard qu'elle lui tendait, il ne dédaigne pas celui du refus, plus tranchant, plus acéré encore, qu'il glisse sur la gorge offerte de sa solitude déconcertante, fragilisante. Elle veut crier à la nuit son désarroi, jeter dans ce vide immense et glauque les questions qui s'amoncellent dans son âme, accrétion douloureuse qui érode les parois de son être dans une subduction inéluctable. Comment s'expliquer cet irrépressible besoin de libérer son âme de cette folie qui la ronge, de cette douce et insidieuse démence d'être ce qu'elle est, de cette dévorante catatonie qui la pousse inextricablement davantage vers les gouffres glaciaux d'une mort cathartique ? Pouvait-il au moins comprendre ses non-dits, cette détresse consumante qui grandissait en elle comme une vie nuisible croît en vous pour se repaître de votre vitalité, de votre lymphe ? Et même si elle ne connaissait Cnaeus Loreius que de nom, qu'à travers cette incompréhension mutuelle déchirante, elle voulait plus que tout lui confier son âme et sa conscience, pour éviter qu'elles ne s'effritent entre les doigts de ce monde cruel aux aspérités tranchantes, coupantes. Il n'est ni le loup qu'elle attend de lui ni même l'indifférent mouton aux yeux creusés par la vide insensibilité. Malgré la course de la lune qui s'achève, l'obsession du temps qui se désiste et celle de la nuit qui s'échappe à grosses gouttes vers le jour, elle s'accroche aux mots qu'ils laisse tomber dans l'air froid, meublant le charnier d'ombres silencieuses qui les sépare :

Je ne joue pas.

Ses yeux se voilent. L'heure des morts sonne, danse macabre qui glace les os comme les esprits, alors qu'elle perçoit le chuintement inlassable des fantômes décharnés qui glissent près d'elle, effleurent ses épaules de leurs longs doigts crochus et glacés, triturent les pans de sa palla anthracite pour souffler sur son cou les borées sifflantes qui parsèment la couche de sa peau de frissons et de froissements. Le vide est incommensurable. L'inanition abrutissante. Mais l'anorexie se tolère avec le temps, la faim fait place à l'indifférence, à l'acceptation atone d'une situation à laquelle on ne peut forcément rien changer. Engourdie par la léthargie, elle laisse les étincelles paresseuses de la fatigue parcourir ses membres, piquer le bout de ses doigts et se répercuter jusqu'à ses lèvres fines. Le froid l'habite, passager casanier qui s'attache à elle, se sédentarise dans son âme pour y demeurer, las de vagabonder, épuisé de son nomadisme. Comme un flambeau qui chasse momentanément cet état soporifique pour le lui rendre ensuite, sa voix éclaire subrepticement son regard morne, fixant les ténèbres avec apathie :

On accepte le risque de perdre quand on joue. Pas moi.

Ses prunelles s'agitent, percent l'immobilisme de ses paupières fines pour fendre l'obscurité d'un éclat vermillon, luisant. Il se compromet dans les silences qui séparent ces mots. Il ne veut rien dire, habiller ses souffles graves de vacuité, de néant, comme s'il voulait vider ses paroles de leur sens, de leur portée heuristique. Y comprendra-t-elle un jour quelque chose à ces cris silencieux, à ces discours susurrés, à ces diatribes muettes dont il souhaite l'étourdir pour lui faire oublier ? Et si elle discerne quelque chose dans ce froid tétanisant, dans ce silence pétrifiant, c'est bien la brûlure de ce qu'il tente de lui faire oublier, de ce qu'il veut occulter, omettre. Il joue sur les nuances, comme si elle n'allait pas discerner un gris charbon d'un gris anthracite. Elle rompt l'encre du mutisme qui les entoure comme un cocon protecteur :

Qu'avez-vous à perdre ?

Sera-t-il plus humain s'il a quelque chose à perdre ? Elle se déshabille chaque soir en comptant les pertes, en mesurant l'ampleur de l'hécatombe : elle perd chaque jours des minutes, des heures et des secondes, elle perd chaque nuit des fragments de rêves, des parcelles d'espoir, des morceaux de vie. C'est son humanité qui lui glisse entre les doigts lorsque l'eau s'échappe entre les sillons de ses mains, c'est sa liberté qui s'échappe lorsqu'elle contemple son reflet dans le miroir, jumelle de glace, emprisonnée entre quatre parois de verre réfléchissant sa propre vacuité...Que perd-il, lui, quand elle perd tout ? Ce besoin soudain de le ronger de ses appréhensions la taraude, la pousse dans une inconscience déstabilisante qui appose avec cruauté sa morsure froide sur sa nuque. L'envie de reprendre ce couteau, de l'arracher à son berceau dallé pour le brandir à nouveau devant ce silence qui l'oppresse, qui la détruit et l'oxyde, s'impose à son esprit. Une seconde pour se pencher, trois pour trouver la lame à tâtons dans les ténèbres, une autre pour se relever, quatre pour traverser l'océan d'ombres qui les sépare, deux pour la glisser sur sa gorge et six pesantes secondes d'attente, de silence, avant de l'entendre s'écraser lourdement sur le pavé, spectre enfin rendu à ses semblables dans un cortège funèbre homicide aux délivrances cathartiques. Mais elle reste impuissante. Impassible spectatrice de sa propre chute, apathiquement résolue à se laisser gagner par les vertiges d'une nuit sans fin.

Vous avez mon nom. Quel est le vôtre ?

Pourquoi s'y intéresse-t-il alors qu'il se fait un point d'honneur à l'ignorer, à la retourner et la faire macérer dans l'indifférence ? De ses poumons s'échappe un soupir teinté d'exaspération. Mais dans ce désarroi qui plombe sa poitrine, elle n'a d'autres choix que de se délester de son fardeau :

Circea Valens.

Voilà que la folie l'éprend, qu'elle se laisse envahir par la sauvagerie de cette délivrance qui enserre ses entrailles, grignote son esprit jusqu'à la rendre éperdue d'une violence de savoir, d'une violence de comprendre. On dit qu'il n'y a pas de fatalité pour celui qui veut bien oser*.

Si je croyais aux dieux, je dirais qu'ils auraient précipité notre rencontre dans un but précis. Et même si je n'y crois pas, je ne peux m'empêcher de penser que nous avons à nous apporter plus que vaines menaces ou silences oppressants...Je veux la liberté à n'importe quel prix. Que voulez-vous, Cnaeus Loreius ?




* Trouve de qui est la citation. Tu vas rire. Wink

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Lun 4 Nov - 1:47
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Elle ne bougeait plus, elle qui, il y a quelques instants à peine, l’avait agrippé, l’avait saisit, l’avait menacé de sa dague blême… Comme si brusquement ce feu follet d’ombres avait été figé dans la glace, dans le marbre. Comme si un voile fin avait passé sur ces yeux vifs pour les éteindre, comme un linceul recouvre le cadavre. Elle reste là, immobile, pétrifiée dans cet ambre de ténèbres qui les caresse tous deux, les enserre violemment, dans ces bras nocturnes, ces bras de vide effrayant. Ces bras de silences et d’obscurité, qui vous étreignent violemment, vous renvoient contre vous-même, seuls, seuls face à l’immensité, seul face à votre petitesse, désespérément seuls… Seuls face à ce vertige, cette peur  muette, cette peur aveugle qui vous ronge… La nuit, la nuit partout, qui s’étend insidieusement jusqu’au plus profond de votre âme, qui rampe jusqu’au cœur, jusqu’à cet amas de muscles sanglants... La peur…. Non, il ne sait même pas si elle a peur, il ne sait même pas si elle aussi reste perdue au cœur de ces ténèbres, perdu dans la nuit de Pompéi, seule face à elle-même, seule dans cet univers de songes, d’univers, de cauchemars… Rien. Rien ne transparaît sur ce visage trop lisse, trop régulier… Fin comme celui d’une statue, pâle comme l’albâtre... Pas le moindre mouvement, pas le moindre éclat pour trahir ses émotions, pour trahir le bouillonnement des pensées, les étincelles de l’âme enfiévrée. Rien…. Aucun tic nerveux pour venir troubler l’harmonie de ses traits, aucune grimace, aucune moue, aucune flamme dans ses yeux… Rien, rien de plus que ce vide, que cette présence matérielle face à lui, que ce corps inanimé… Comme si ce vide, qui les enserre, s’était saisi d’elle, comme si son être entier avait basculé dans le néant nocturne, dans ce chaos sourd et aveugle… Elle restait là, immobile, comme si seul demeurait cette enveloppe charnelle, face à lui, comme si tout le reste avait été emporté au loin, par les vents nocturnes, perdu dans l’obscurité… Rien de plus qu’une pale sculpture, noyée dans les flots ténébreux. Une statue de marbre inanimé, dressée là, face à lui, on ne savait vraiment pourquoi. Le patricien lui-même l’avait oublié. Peu importait.

Peu importait même ce qu’elle pouvait penser, ce qu’elle pouvait ressentir. Peu importaient ses sentiments et ses émotions, peu importaient tout ce bouillonnement, qu’elle dissimulait derrière cette façade glacée. Il ne la connaissait pas. Elle ne lui était rien. Elle n’était rien d’autre que ce corps figé qui faisait face au sien, rien d’autre que cette silhouette noyée dans les ténèbres, que cette éphémère rencontre dans une ruelle déserte. Elle n’était pas de son sang, elle n’était pas de ses proches… Il n’avait aucun devoir envers elle. Ils n’étaient aucunement liés. A quoi bon chercher à percer ses émotions, il n’avait pas à se soucier d’elle. En aucun sens.  Elle n’était que ce corps immobile, ce corps vide, vide comme les yeux des statues, vide comme la nuit qui les entourait…  A quoi bon chercher à peupler ce feuillage volage de sensations et d’émotions, s’il ne savait même pas à quelles branches, à quel tronc rattacher ces feuilles éparses, ces feuilles volatiles… Il ne voulait que la racine, il ne voulait que le bois de cet être, de cette patricienne égarée. Il voulait son nom, ses relations, son histoire, ses responsabilités… Il ne voulait que du dur, du tangible. Des faits simples, vulgaires, matériels. Des os, des os dénués de toutes ces chairs, de toutes ces apparences trompeuses, changeantes, versatiles… Lui ne voulait pas de ces graisses, de ce sang, de toutes ces chairs qui faisaient vivre, qui faisaient pulser tous ces êtres, citoyens, esclaves, métèques,… Il ne voulait pas de ces pulsions, de ces mille émotions,… Il ne voulait pas de cette chaleur, de cette humanité… Des cadavres. C’était tout ce qu’il lui fallait. Il ne voulait que des os, il voulait leur aspirer leur substance, cette moelle qui les façonnait… L’humain viendrait bien assez tôt arroser cette froide structure.

« Qu'avez-vous à perdre ? »


Un mouvement brusque, une brusque ouverture. La question anime ses lèvres, soudainement, comme un oiseau prend son essor. Un simple mouvement, bref, rapidement interrompu. Un léger espace dans cet obstacle charnu, un léger vide, juste assez pour, en un éclair, dévoiler l’ivoire de ses dents, pour laisser passer ce mince souffle d’air, ces quelques sons nés quelque part au creux de cette gorge qu’il devine, dissimulée sous la palla. Un peu de vie, un éclair lumineux, qui vient violemment heurter ces ténèbres glacées, qui vient frapper ces deux corps figés. Un éclair qui passe le long de sa gorge, sur le fil de ses dents, un éclair qui illumine un bref instant ses yeux, réchauffe son être. Rien d’autre que quels mots brefs, quelques sons qui s’éteignent rapidement, dans ce vide enténébré. Un léger fil, qui se rompt à peine tracé. Un simple trait immédiatement effacé. Un trait qui le vise directement, un trait qui cherche à pénétrer dans son être, dans sa chair. Qui cherche à le dénuder, à mettre à jour ces pensées, ces projets qui gisent là, dans son crâne, dans cette prison immaculée, glaciale. Elle le vise personnellement. Elle lui parle à lui, elle lui pose la question, à lui, à lui précisément, et non pas à cet être qu’elle a croisé, à l’austère silhouette qui se dresse face à elle, à cet inconnu nocturne… Comme si elle voulait déchirer l’inconnu, comme si elle voulait briser la barrière glacée de l’anonymat… Comme si elle voulait arracher les masques placides que tous deux arborent. Mais lui ne veut pas, il n’a nulle envie de relever ce défi qu’elle lui envoie. Il ne veut pas se déshabiller, face à ces yeux inconnus, il ne veut pas se livrer aux ténèbres, et à ces deux oreilles, qui surprennent le moindre de ses souffles. Il ne veut pas se livrer aux attouchements de cette inconnue sur son esprit, sur ses pensées, dans cette froide intimité. Il n’y a rien de plus intime, rien de plus sensible que vos peurs, que les démons qui vous hantent. Les siens lui appartenaient, à lui, à lui seul. Il pouvait bien livrer la tendre chair de sa gorge, la faiblesse de ce corps démuni, à la lame aiguisée de cette inconnu, il ne lui livrerait pas les faiblesses de son être, les faiblesses de son esprit, ces failles qui de partout fissurait le masque de marbre des apparences. Il ne lui livrerait pas ses talons d’Achille, les funestes prophéties de son esprit. Jamais. Il ne voulait pas paraître faible. Il ne voulait pas être faible.

« On ne peut que tout perdre. »

Il n’avait rien à perdre. Rien. Il n’avait rien. Il ne possédait rien. Il n’était qu’un corps, animé par le sang de sa gens. Il n’était qu’un patricien, n’existant que par ses ancêtres. Ses richesses ne seraient jamais que celles de sa famille, son pouvoir personnel était inexistant. Publicola y avait veillé. Il n’avait rien d’autre que ces responsabilités, qui lui étaient échues, dont il avait hérité. Il ne possédait rien. Tout ce qui pouvait lui appartenir n’était que de vulgaires ébauches, quelques projets, enfermés dans son crâne. Son ambition. Rien de plus. Rien que cette ambition, cette furieuse ambition, ce furieux désir de vengeance, et de pouvoir. Il ne pouvait dissocier l’un de l’autre. Elle ne pouvait rien d’autre que compromettre ses projets. Décevoir ses ambitions. Lui faire goûter l’âpreté de la médiocrité, de l’échec. De son échec. De l’échec de son sang, à travers lui. Mais cela, il ne peut lui dire, cela, il ne doit pas lui dire… Les peurs doivent rester enfermées, sagement. Toujours. On doit combattre ses peurs, toujours, et ne jamais les livrer en pâture à autrui. Ne jamais baisser sa garde. Toujours garder la tête haute. Garder sa dignité. La peur n’est rien d’autre que l’avilissement de l’honneur. Il ne lui livrera pas l’honneur des Loreii. Pas à cette inconnue, ni à personne d’autre. Jamais. Jamais…

Un soupir exaspéré, alors qu’il lui demande son nom. Un sentiment qui s’échappe de ce corps figé, s’envole à travers les ombres. Rien qu’un souffle, une fois encore. Rien d’autre. Pas même le moindre son désarticulé, pas même la moindre moue. Une souffle. Un peu plus sonore, un peu plus forcé qu’un simple souffle. Rien d’autre. Une pointe d’exaspération, qui perce cette façade devenue froide, inexpressive. Là où, il y a quelques instants, elle lui aurait sans doute offert la plus belle moue qui soit, elle se serait détourné avec dédain, l’aurait toisé glacialement. Le sentiment restait le même. Elle n’appréciait pas de livrer son identité. Comme ci elle cherchait à maintenir à tout prix ce rempart d’anonymat, qu’elle avait elle-même ébranlé, qu’elle déchirait elle-même à mains nues. Comme si elle seule avait le droit de dépouiller son interlocuteur de tout cet inconnu qui l’enserrait, qui l’abritait. Comme si elle seule avait le droit de jouer avec lui, de se jouer de lui, d’être la chatte lorsqu’il ne serait qu’un maigre mulot, qu’elle écorcherai, au final, une fois lasse de sa proie. Mais il ne lui laisserait pas ce plaisir.

« Circea Valens. »


Intuitivement, il avait parcouru la carte, la généalogie patricienne de la cité Pompéienne. Par la force de l’habitude, de l’éducation aussi. Les Circeii… Des patriciens romains, bien trop hauts placés à son goût dans les responsabilités impériales… Mais en aucun cas des Pompéiens. Seul Cassius s’était installé dans la cité, sans se mêler apparemment des affaires politiques… Un commerçant…  Un vulgaire commerçant, qui pourtant avait été légat. Elle-même sortait apparemment de tout cet enchevêtrement d’alliances, d’intérêts partagés ou disputés, de querelles familiales,  de cercles d’influences… Malgré son appartenance patricienne, elle semblait échapper à ce fatras de relations croisées, entrecroisées à l’infini, de ce vaste jeu, qui avait pour plateau l’échiquier de Pompéi. De ce jeu auquel, par son sang, par sa gens, il était mêlé. Mais elle, elle pouvait bien y échapper, il ignorait ce qu’elle cherchait, il ignorait ce qu’elle voulait… A tout instant elle pouvait se mêler à ces cercles clos, tisser sa propre toile, ses propres arrangements, ses propres alliances, ses propres inimités… A tout instant, elle pouvait troubler son propre jeu, à lui. Faire basculer des fortunes par son entrée imprévue. Faire basculer sa fortune… Il pouvait en douter, bien sûr. Mais il existait toujours ce risque, cette improbabilité qui toujours le menaçait, qui toujours le gênait… Il n’aimait pas ça. Il n’aimait pas ça, et l’aimait encore moins en ce moment, en pleine rue, en pleine nuit…

— Si je croyais aux dieux, je dirais qu'ils auraient précipité notre rencontre dans un but précis. Et même si je n'y crois pas, je ne peux m'empêcher de penser que nous avons à nous apporter plus que vaines menaces ou silences oppressants...Je veux la liberté à n'importe quel prix. Que voulez-vous, Cnaeus Loreius ?

Une explosion folle et suave, dans sa bouche. Une explosion de mots, semblable à une transe prophétique, calme déchainement d’une Pythie pompéienne. Brusquement, la patricienne s’animait à nouveau, comme brûlée par un feu intérieur, comme rongée par une folie insatiable, irrépressible. Brusquement, le flots de ces paroles avides de liberté rompait la froideur, brisait l’étreinte des ténèbres sourdes. Elle s’animait, elle s’embrasait, sans avoir à jouer cette fois ci avec leurs deux corps, sans avoir à jouer de la pointe de sa dague, sans violence… Les mots sortaient, comme illuminés, esclaves libertins de sa pensée, franchissaient ses fins lèvres, se frottaient à l’émail immaculé de ses dents pour s’évanouir dans la nuit, avec volupté. C’était une déraison passionnée qui s’échappait de cette gorge, rompant avec la froideur de leur anonymat, rompant avec la peur de l’inconnu, elle se livrait, elle ignorait ces barrières, dressées entre leurs deux êtres. Cnaeus l’observait, impassible, ne la quittant pas des yeux une seule seconde, suspendant son regard au sien. Elle était folle. Elle semblait folle, aussi folle que les bacchantes des anciens récits, aussi folle que ces prêtresses initiées aux Mystères… Mais il y avait quelque chose de contrôlé dans sa folie, elle restait elle-même, elle ne s’aliénait pas. C’était sa folie. Sa façon d’être. D’être libre, peut-être. C’était ce qu’elle disait. Il laissa ce silence s’insinuer à nouveau entre leurs deux êtres, ce silence qu’elle disait  oppressant, ce silence qu’il voulait sien…  Que sa folie aille se tarir dans ce néant nocturne. Que sa folie aille se noyer dans cette calme pénombre…

Secouant lentement la tête, il répondit :

« Le silence n’est pas oppressant. »


Et se tut.


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