Licinia flavia

→ Ce que je pense de Pompéi
Mesure. Et démesure. Grandeur et déchéance. Pompéi est un paradoxe.
Où la magnificence cède à la décadence. Où elle est entrée libre, et sera toujours esclave. Une étrangère au milieu des étrangers. La cité l’a adoptée, comme une mère, mais froide l’a rejetée d’entre ses entrailles pour la dégueuler seule et délaissée. Sans la comprendre, elle se laisse entraîner par son flot et se brise sur ses écueils. Elle l’adore et l’exècre.

→ Ce que je pense de la politique
Complexité. Vanité que de demander à une barbare servile de comprendre les fondements de la politique pompéienne, là où elle n’a jamais survécu que sous l’égide d’une loi injuste. Elle n’y est ni sensible, ni intéressée, comprenant seulement, et à juste titre, que c’est un domaine impitoyable qui lui est inaccessible.

→ Ce que je pense des jeux
Incompréhension. Scepticisme. Comment un peuple peut-il se dire civilisé et tomber sous le joug cruel de telles bassesses ? Comment peut-on dire d’elle qu’elle est une barbare, et nourrir, sous le couvert de distractions, l’atroce ambition de faire couler le sang de son propre peuple ? Paradoxe. Encore et toujours. Pour elle qui n’a jamais connu que la violence, la cruauté des jeux n’est qu’une formalité. Mais elle ne comprend, ni ne veut pas comprendre leur gratuité. Elle l’accepte tout juste, et s’arrange pour en être dispensée.

→ Mes souhaits, mes rêves, mes ambitions
Mélancolie. À quel avenir peut-elle prétendre ? Barbare et affranchie, ici. Bâtarde et honte, là-bas. Née sous de mauvais auspices et contrainte par la poigne indéfectible d’un avenir incertain. À quoi peut-elle bien prétendre ? Elle ne souhaite pas de retrouver sa famille, ni d’en fonder une, elle ne souhaite pas s’élever dans cette ville qui la rejette. Elle n’a pas de rêves, et guère plus d’ambitions. Elle s’est jusqu’à présent laissée porter par son avenir.

→ Ma pire crainte
Instabilité. De peur, elle n’en a qu’une. De perdre l’ersatz de contrôle qu’elle a arraché à sa vie. Chaque instant de son existence n’a été martelé et forgé que par la grâce d’une loi, celle de l’avilissement. Avilie par la honte d’une naissance, par une famille, par un époux, par l’affront d’un enfant. Avilie par l’étranger, par sa condition, et maintenant libre. Elle peut enfin espérer voir dans l’espoir naissant de sa nouvelle une promesse de rédemption : Celle de Vivre.

→ Heureusement, les Dieux veillent sur moi.
Respect. Elle respecte toutes les croyances, mais la foi de son propre cœur ne se  tend qu’à Nerthus, la Déesse-Mère, la Terre Mère, l’avatar de la Fertilité, elle qui intervient dans les affaires des hommes avec Justesse et Equilibre.

Ishild naquit il y a vingt-cinq ans, sur les bords du Neckar, une rivière baignant le Lopodunum, au sein des terres germaniques. Elle naquit cadette d’une fratrie de cinq enfants et bâtarde, et n’eut, par conséquent, pas le privilège de se voir assurer un avenir d’importance. Elle fut élevée par le clan et pour le clan, sans éducation et sans privilèges, et là où sa sœur aînée épousa un homme d’importance, on l’offrit, dès qu’elle eut fleuri, à un cousin éloigné, de près de quinze ans son aîné en l’échange d’une terre et d’un troupeau. Elle partagea son  lit et son quotidien pendant près de neuf ans. C’était un homme frustre et volage, et surtout c’était un homme violent. Marquée de corps et d’esprit par des années où la soumission frisait l’humiliation, Ishild ne dut le salut de son répit  qu’à la naissance de son fils trois ans après que leur mariage fut consommée une première fois ; Las de cette épouse qui ne lui offrait d’engeance, le suève s’était fait fort de quérir maîtresse de droite et de gauche et chacune lui ayant déjà donné plusieurs fils, il n’accorda plus guère d’importance qu’à elles. La mort accidentelle de son héritier le berça par ailleurs d’une totale indifférence, mais il y puisa l’opportunité de répudier cette bâtarde qu’on lui avait offerte, de prendre nouvelle épouse, et de la garder, elle, pour assouvir des besoins plus primitifs, finissant de la briser physiquement et moralement.

Puis vint l’an moins vingt-huit, et portant avec lui le fleuron des changements, et d’une nouvelle vie, marqua profondément la mémoire d’Ishild. Une nuit suffit à faire tout basculer ; Son camp, qui jouxtait les bords du Neckar, fut une nuit rasée par des fantassins et des cavaliers gaulois formant les troupes auxiliaires d’une armée romaine en amont de la rivière. Ils tuèrent les hommes, violèrent les femmes et esclavagèrent les enfants en âge de servir, noyant les autres sans distinction. Ishild se vit offrir le privilège d’être choisie par les razzieurs parmi les siennes et, devenue belle femme, octroyée le droit d’être offerte en cadeau à un préfet de l’armée, et leurs supérieurs, un homme du nom de Marcus Licinius Aquilonis. C’était un individu grand et imposant. Il s’était approchée d’elle et, enroulant son doigt autour d’une des boucles d’or sale qui encadrait son visage, lui avait offert son nom d’esclave : Flavia. Elle le servit pendant une année entière, d’abord souffrant de son ignorance et de son mutisme, puis appréciant sa compagnie discrète et sa mansuétude ; Il n’était pas de ses maîtres qui abusaient de leurs droits et elle pouvait s’en estimer heureuse. Il lui apprit le latin, et quelques mois lui suffirent pour le comprendre et le parler, et pour la première fois depuis très longtemps, Flavia, qui avait rejeté son nom et ses racines pour adopter ceux de son maître, se sentait en paix.

Une nouvelle nuit vint tout basculer ; Alors que Flavia dormait du sommeil du juste, le camp fut infiltré par des membres d’un clan proche du sien, désireux de fomenter le meurtre de l’homme qui permettait l’occupation de leurs Terres. L’un d’entre eux parvint à trouver la tente de son maître et s’y introduisit, l’éclat revêche d’un poignard dans le creux de la main. Immobile sur sa paillasse, l’esclave l’observa s’approcher de la couche du préfet, lever son arme au-dessus des fourrures où s’enroulait son corps, s’apprêtant à frapper. Un cri sourd jaillit d’entre ses lèvres. Mais la maladresse eut raison de leur tentative ; Le préfet sauta de ses fourrures, trop tard pour éviter que le poignard ne s’abatte, trop tard pour en empêcher un deuxième. Sans réfléchir et alors que la larme perçait inexorablement, Flavia saisit le casque de fonte de son maître et fracassa sans ménagement le crâne de son agresseur. Elle avait choisi son maître à son congénère. Tournant ses yeux vers Marcus, elle le vit avec horreur, s’écrouler dans une mare de sang.

Les mois suivants ne furent pas de tout repos ; La blessure de son maître et les horreurs de la guerre l’avaient annihilé corps et âme. Chaque jour, la faiblesse de son bras anéanti lui rappelait sa vanité, et chaque nuit des cauchemars le saisissaient dans leur étreinte pernicieuse. Elle tentait en vain de lui apporter quelque réconfort, et avait pris pour habitude de ne dormir que d’un œil, pour justifier auprès de lui d’une attention constante. Maître ou pas, il avait toujours été bon avec elle, et le voir en souffrance lui liait l’âme d’une douloureuse emprise. Quand il apprit sa défection pour l’armée, et fut remercié, il prit avec amertume la décision de retrouver les siens. Il lui évoqua leur destination, Pompéi, et pour la remercier de lui avoir sauvé la vie, lui offrit un cadeau qu’elle n’espérait pas : La liberté. Après quoi, seulement, il lui proposa de l’accompagner.
Ce qu'elle accepta tout naturellement.